Pain au restaurant : à table !

Pain au restaurant : à table !

 

Dans un premier billet publié en juillet dernier, nous disions tout l’amour que nous portions au pain et à la nécessité pour les chefs de mieux valoriser ce monument français parfois malmené au restaurant. Cette fois-ci, focus sur la salle : quel format ? Quelle diversité ? Quelle température ? Quel goût ? Nous avons demandé à des directeurs de salle, maîtres d’hôtel et clients de livrer leur vision du pain à table.

Pain au restaurant : à table !
Paul Godin, directeur de restaurant (L’Assiette Champenoise*** – Tinqueux)
« Nous avons une variété unique, un gros pain au levain qu’on tranche pendant le service. Durant le repas, on passe avec une corbeille en argent remplie de morceaux. Notre pain est rustique, très campagnard, très long, 50 centimètres environ avec de belles grosses miches rectangulaires. On le sert à température ambiante sur une assiette à pain qui est en fait un galet assez difforme imaginé par une céramiste d’origine rémoise, Marion Graux. Elle a également conçu nos assiettes de présentation. Selon moi, le pain entier permet un respect optimal de la culture agricole française, de la diversité et richesse de nos céréales, de la transmission d’un savoir-faire avec du croustillant, une mie assez aérée et une croûte épaisse bien caramélisée. Cette notion de partage est plus difficile à retrouver avec les portions individuelles. Le service chaud, je ne suis pas forcément pour. Moi j’adore mais je ne suis pas persuadé que tout le monde l’apprécie : certaines personnes ont du mal à digérer la mie chaude même si elles ne vont pas nous le dire. Elles apprécient malgré tout l’odeur et retirent la mie avec les doigts. Le chariot, je trouve cela très beau mais c’est complexe à mettre en œuvre à l’Assiette Champenoise car la configuration ne s’y prête pas. C’était trop encombrant et puis on a déjà un chariot à champagne et à boissons chaudes mais je reconnais que c’est impressionnant. Au Plaza Athénée, c’était magique quand ils arrivaient avec…

“Je reste convaincu que quel que soit le ticket moyen, on a toujours le moyen d’avoir du bon pain et de le servir convenablement”

Le restaurant doit-il réguler la quantité de pain de chaque mangeur ? Je crois que c’est d’abord au professionnel de s’adapter au client : on ne va pas limiter le client en pain, il est là pour se faire plaisir. Même s’ils n’ont plus faim, les vrais épicuriens demandent un dessert. Pareillement pour le pain. Avec un bon beurre fermier, on ne résiste pas. A mon sens, la réflexion du pain en salle fait partie de notre culture et doit être intégrée dans tous les types d’établissements, que ce soit un bistrot ou une brasserie. Je reste convaincu que quel que soit le ticket moyen, on a toujours le moyen d’avoir du bon pain et de le servir convenablement. Chez nous, on le présente dès que les clients passent à table. On leur explique l’histoire de ce pain, on leur indique aussi qu’ils vont le partager avec l’ensemble de la salle. J’aime ça parce qu’on a à la fois une individualité de la table et en même temps quelque chose qui rassemble et lie tout le monde. Avant qu’ils partent, on glisse à nos hôtes un sachet de pain qu’on offre généralement aux femmes. Ils prennent ainsi conscience que c’est un pain de partage conforme à l’origine latine du terme, à savoir une nourriture populaire que l’on partageait entre convives à la maison. Avec le fromage, on garde le même pain. En revanche, on met à disposition des fruits secs moelleux (raisins, figues, poires séchées), des graines de courge, de tournesol plus un mélange de noix de cajou, de macadamia, de pistaches, d’amandes, de pignons de pin et de noisettes que l’on torréfie directement avant de présenter le tout dans des bocaux de confiseurs avec un service à la cuillère par le personnel. »

 

Guillaume Mantis, directeur de restaurant (La Chèvre d’Or** – Eze)
« On s’est posé la question du service du pain en salle. Ce qui est merveilleux, c’est d’ouvrir des restaurants où l’on décide de l’orientation de chaque élément par rapport aux clients. Dans la cuisine française traditionnelle, le pain est quasiment obligatoire, c’est dans l’ADN de la France. Les étrangers le souhaitent. Je crois au service du pain chaud car la chaleur permet de dégager plus d’arômes, de saveurs.

“Le pain, c’est comme le vin : il ne faut pas en abuser !”

Un, deux ou trois pains ? Tout dépend des menus, de la carte. A la Chèvre d’Or, nous avons six pains au total dont un pain de partage citronné servi avec de l’huile d’olive en début de repas, un clin d’œil à la tradition judéo-chrétienne. Pour le fromage, on propose un pain aux noix que l’on recommande sur des chèvres et un pain de campagne tranché qui s’accorde bien avec des fromages de vache. En ce qui concerne la quantité, ça me rappelle la pelle à sauce que les bourguignons utilisent pour éviter que les gens ne saucent trop et que leur estomac soit saturé. Le pain, c’est comme le vin : il ne faut pas en abuser ! »

 

Gil Galasso, professeur au lycée hôtelier Biarritz Atlantique, Meilleur Ouvrier de France 2003,champion du monde des maîtres d’hôtels en 2009
« Il reste très peu de produits qui sont gérés exclusivement par les équipes de salle, beaucoup de chefs décidant tout le reste dans beaucoup d’établissements. C’est pourtant autour de ce produit que le personnel de salle peut apporter de la valeur ajoutée à l’assiette du cuisinier, en proposant des accords mets et pains judicieux, en étant attentif aux besoins du client, exprimés ou non exprimés, et pourquoi pas en faisant des propositions aux chefs sur l’ajout de certains pains à l’offre d’un établissement. Je pense qu’à chaque fois que les équipes de salle peuvent montrer aux chefs qu’ils méritent de contrôler un domaine, il faut le faire, et beaucoup de chefs seront réceptifs. Je suis prêt à partager mes cours sur le pain à mes confrères maîtres d’hôtels qui en feront la demande. Quant aux gestes, ils peuvent être étudiés, j’ai pour ma part mis en place des techniques de gestuelles appliquées à la découpe et au service du pain que je partagerai bientôt en ligne.

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Le service du pain est un service spécifique, qui prend sa place entre l’amuse-bouche et l’entrée, puis tout au long du repas, mais l’important est de s’adapter aux besoins et des cultures des clients.
Plutôt qu’un produit, je pense qu’il faut considérer le pain comme partie intégrante de la scénographie du repas. Je réalise en ce moment une thèse en histoire de l’art sur la découpe : on s’aperçoit que le partage fait partie des mythes fondateurs de la mythologie, source de notre philosophie. Le mot ‘sacré’ est tiré de cette notion de partage. Quoi de plus symbolique que le partage du pain entre les hommes, surtout en ces temps troublés ? Je milite pour le retour de grosses miches de pain tranchées devant les clients plutôt que des boules individuelles, beaucoup moins chargées d’émotion.

“Pour ma part, le service du pain est un service spécifique, qui prend sa place entre l’amuse-bouche et l’entrée, puis tout au long du repas, mais l’important est de s’adapter aux besoins et des cultures des clients.”

Aux Etats-Unis, lorsque j’ai pris mon poste de maître d’hôtel au Café Royal du Sofitel Miami au début des années 90, j’ai découvert que l’équipe de salle prenait un soin particulier à façonner le beurre avec une poche à douille, beurre destiné à être positionné sur toutes les tables à l’arrivée des clients. Le rapport pain-beurre là-bas en début de repas est systématique, comme l’est la coutume de servir un grand verre d’eau avec de la glace à tout client entrant. »

 

Guillermo Campos, directeur de salle (Spring / La Bourse et la Vie – Paris)
« Depuis cinq ans et demi, on travaille avec des boulangers voisins pour des raisons logistiques et parce qu’on aime cette dimension locale. Ils réalisent pour nous un pain spécifique à base de quatre farines différentes. On envoie le pain au moment de l’apéritif, avec quelques petites choses à grignoter et du beurre demi-sel.

Chez Spring, le pain est une boule individuelle. On a pensé à le servir entier mais l’architecture du restaurant ne le permet pas. A la Bourse et la Vie, c’est un tiers de gros pain qu’on coupe minute. Au sein des deux établissements, on sert le pain à température ambiante. Ce n’est pas un hasard : lorsqu’il est chaud, on en mange beaucoup plus. Or, chez Spring notamment, nous avons un menu unique qui est pensé pour un bon équilibre quantitatif et le trop plein de pain viendrait casser ce rythme. »

 

Antoine Pétrus, directeur de la restauration et chef sommelier (Clarence – Paris)
« La première chose, c’est qu’il ne faut pas que le pain devienne un outil roboratif, un coupe-faim qui viendrait nuire au repas. Il ne doit pas faire office d’amuse-bouche. Je crois qu’il faut toujours adapter la quantité, la régularité de service et tout aussi important, la digestibilité. Il y a donc différents paramètres à bien doser. Au Clarence où nous venons d’ouvrir très récemment, on est jusqu’à présent en phase de test avec deux à trois pains que l’on reçoit entiers et que l’on tranche juste avant l’envoi, pour avoir une vraie croustillance, une belle enveloppe et une mie alvéolée. A titre personnel, je préfère le pain entier, tant sur le plan de la texture et des ferments que d’un point de vue symbolique.

 

“Au Clarence, on est partis sur un nombre limité de pains car cela peut faire peur de démultiplier les goûts”

Quand j’étais chez Lasserre, nous propositions des miches entières pour quatre ou pour six posées sur la table. Chez Bocuse, c’était des petites baguettes. Le pain, j’aime le servir tiède voire chaud car ça libère de jolis parfums. Au Clarence, on est partis sur un nombre limité de pains car cela peut faire peur de démultiplier les goûts. Même constat pour les fromages : à l’exhaustivité, je préfère un joli plateau d’une poignée de variétés en pleine expression, à parfaite maturité. A propos de la régulation, je ne suis pas pour imposer ou restreindre quoique ce soit. On peut jauger le moment opportun pour le servir de nouveau mais il ne faut pas que ce soit vécu comme un oubli. C’est un équilibre savant à trouver entre liberté du client et coup d’œil du personnel de salle. Au George V, je me souviendrai longtemps du chariot roulant sur plusieurs étages que je trouvais très beau. »

 

L’avis de clients expérimentés
Au-delà des gestes et réflexes des professionnels de la salle, ceux qui témoignent le mieux de l’expérience sont probablement les clients, notamment les plus assidus des petites et grandes tables. En octobre dernier, nous interrogions des journalistes spécialisés, auteurs de blogs et livres culinaires. « Personnellement, je m’en fiche tant qu’il est bon. Le multi choix, c’est compliqué parce qu’on doit choisir… et l’on se dit que les restaurants ont bossé pour des pains qu’on ne goûtera même pas. En même temps, un seul choix, c’est triste parce qu’il est tout seul. Entier, ça me va car on peut le faire craquer entre les doigts. Idem pour le pré découpage qui permet de manger d’abord la mie puis la croûte. En fait, tout est bon dans le pain ! ». « On l’aime bon ». « Je mange peu de pain mais quand il est bon, je suis comme tout le monde, j’adore. Il faut qu’il ne soit pas trop compact ni croûteux. En fait pour moi, le mieux c’est le pain brioché ou la ciabatta italienne. Ou une très bonne baguette. Moins la mini-baguette qui est trop souvent dure. Je n’aime pas qu’on me présente des tas de petits pains différents à choisir, je préfère me concentrer sur deux ou trois, pas plus. J’ai horreur des assiettes à pain. Le pain, c’est sur la nappe, ça se partage. Important aussi : la présence de beurre et pas juste un dé à coudre ». « Deux options, c’est bien : baguette et levain ou levain et seigle par exemple. Les chariots, je trouve ça vraiment trop précieux. Mieux vaut un panier sur la table, que le serveur remplit si besoin. Ce que j’apprécie, c’est un pain bien tiède aussi et toujours avec du très bon beurre ou de l’huile d’olive ».

« Souvent, le pain est une première impression qui définira la suite du repas »

« Je mange rarement le pain au restaurant et s’il m’arrive d’en manger, c’est que le personnel de salle sait m’en parler autrement que de me dire qu’il vient de tel ou tel boulanger. Au-delà d’être bon, il doit être sain ». « J’aime que le pain soit très bon, frais évidemment avec une belle croûte. J’aime qu’il soit en corbeille tranché ou que l’on vienne le servir en petits pains dans les bonnes maisons, j’aime qu’il sorte de l’ordinaire, pas plus de deux choix sinon c’est frustrant. J’aime qu’on sache en parler un peu, j’aime qu’il y ait du bon beurre, j’aime quand on peut en emporter si le repas est copieux, j’aime qu’on le laisse sur la table et qu’on ne me l’enlève pas trop vite, j’aime qu’il soit généreux ». « Tiède, à partager, en multi-choix chariot et apporté à fréquence régulière ». « Pour ma part, je suis tellement gourmand que je ne me pose pas de questions… tant qu’il est bon et pas trop fantaisie. Parce que quand ça dérape en version lard ou fromage, je zappe ». « Souvent, le pain est une première impression qui définira la suite du repas. Pour ma part, je l’aime tiède, avec trois choix maximum si individuel, à partager si c’est un gros pain plutôt campagnard avec une croûte croustillante et une mie aérienne et moelleuse. Je n’ai rien contre un pain brioché bien beurré pour démarrer ! » « Déjà moi, je l’aime réfléchi. Donc pas juste de pain pour servir du pain. A partir du moment où l’on sent que le restaurateur a porté attention à ce ‘détail’, on sait que la maison mérite attention. Le genre du pain après, importe peu : matlouh marocain, baguette, pain au seigle… S’il a été correctement choisi, sélectionné, pensé… ce sera sûrement intéressant voire souvent délicieux. »

“Valoriser le produit dans sa communication, le mettre en scène, en histoires. C’est un enjeu décisionnaire également : que les maîtres d’hôtel (re)prennent le pouvoir dans ce domaine !”

Comment redonner au pain au restaurant ses lettres de noblesse ? Il faudrait d’abord, côté salle, que l’ensemble du personnel verse davantage dans la curiosité autour de l’offre proposée : se renseigner sur les types de farine par exemple et autres caractéristiques précises qui font la typicité de tel pain. Tout aussi important puisque tout est désormais affaire d’image et de discours : valoriser le produit dans sa communication, le mettre en scène, en histoires. C’est un enjeu décisionnaire également : que les maîtres d’hôtel (re)prennent le pouvoir dans ce domaine ! Certes, ils sont moins patrons que salariés dans les maisons où ils officient mais ce sont eux qui présentent et accompagnent la matière tout au long du repas. Ils sont en contact permanent avec les clients, connaissent généralement les besoins de chacun. Quant aux acteurs de la boulangerie, quels qu’ils soient, eux aussi doivent faire l’effort de mieux mettre en valeur leurs créations, engager un véritable dialogue, une réflexion, avec le restaurant pour répondre aux attentes et à l’identité de la maison qu’ils fournissent. A table, le pain a beau être offert, il mérite une attention toute particulière.

 

ATABULA

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