Steward de TGV : salaires à deux vitesses

GE RH Expert met des salariés à la disposition d'entreprises gérant l'exploitation à bord des trains vers plusieurs destinations....

Steward de TGV : salaires à deux vitesses

Sophie et Adem sont tous deux Français et travaillent pour la même entreprise, parfois côte à côte ou à un wagon de distance. Ils ont le même poste, mais des conditions salariales et sociales très différentes.

7h42, coup de sifflet du départ. Les mégots s’écrasent et les pas se pressent avant la fermeture des portières. Sophie, la trentaine, foulard réglementaire avec pointe à gauche et sourire au coin des lèvres, traverse ce wagon de première classe. Elle pousse le chariot du petit déjeuner, celui des hommes et des femmes d’affaires qui ont embarqué à bord du TGV en partance de Genève, destination Paris. Trois heures vingt de trajet à travers l’Ain, la Bourgogne et l’Île de France, on a le temps de voir défiler les paysages et les anecdotes.

« Je suis ici à cause de la crise » dit-elle. Sophie a grandi à Saint-Malo, où elle a monté un bar-restaurant avec son frère. « Quand j’ai fait faillite en 2009, on était 130 entreprises à couler en huit à neuf mois. Beaucoup de restaurants, des boulangeries, des boucheries, le secteur du bâtiment… C’est les petites entreprises qui ont pris ». Pour rembourser ses crédits, elle fait ses bagages et tente sa chance du côté de la Suisse, où elle avait déjà travaillé dix ans plus tôt, au Beau-Rivage Palace de Lausanne. Elle s’installe à Nangy, un village à dix kilomètre d’Annemasse et quinze de Genève. « Un ami m’a prévenu qu’ils cherchaient du monde en restauration ferroviaire, que c’était tranquille et bien payé ». Tous les matins, elle traverse la frontière pour prendre son service en gare de Genève. Quand elle n’est pas au bar du wagon-restaurant, elle assure la distribution des journaux et des repas compris pour les clients de première classe. Le Genève-Paris circule depuis une vingtaine de minutes. Sitôt la frontière passée, un épais brouillard lumineux dévale les versants des montagnes et s’étale sur des champs gonflés d’une rosée qui scintille.

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Paris, gare de Lyon, 8h03. Adem, 32 ans, remplit ses thermos de café avant de prendre son poste. Chemise cintrée, fin collier de barbe et coiffure dressée au gel, il accueille ses « clients », geste assuré et ironie bienveillante. Ils lui retournent le sourire. « C’est le racisme qui m’a amené ici », dit-il. Arrivé de Turquie petit garçon, il a grandit dans les Vosges avant que la désindustrialisation ne pousse la famille en Alsace. Il avait 17 ans. « J’ai rencontré ma fiancée en 2004 à Mulhouse, elle est métis franco-sénégalaise. Je cherchais du boulot dans mon secteur, la vente et le commerce, elle dans la coiffure ou l’esthétique». Un jour, elle demande à sa demi-sœur, une Française de Picardie, si elle pouvait travailler dans son salon de coiffure. Elle lui répond, un peu gênée, que si elle la prenait, elle perdrait la moitié de sa clientèle. « Ça a été un choc ».

Plus tard, c’est au tour d’Adem d’être confronté au racisme. « Sur une vitrine du réparateur Carglass, je vois une offre d’emploi. Le responsable me dit que mon profil correspond parfaitement au poste. J’envoie ma lettre de motivation à la maison mère. Dix jours plus tard, je reçois une réponse disant que mon profil ne correspond pas. » Sa fiancée le pousse alors à postuler à nouveau, avec un autre nom. « J’ai choisi Zimmerman, ça passe bien en Alsace. Ils m’ont rappelé quatre jours plus tard, j’étais pris. Dégoûté, je leur ai dit que j’avais trouvé un autre travail et j’ai raccroché. Ca m’a fait tellement mal… ». Il décide alors de partir pour la capitale qu’il espère plus « ouverte » et « cosmopolite ». Il y avait déjà travaillé, à l’emboutissage dans une usine Peugeot. « C’était un travail de nuit bien rémunéré. Mais le travail à la chaîne est exaspérant ». Le Paris-Genève survole désormais la banlieue parisienne, avec un léger tremblement. Les pavillons standardisés défilent, tous pareils, comme si l’on faisait du surplace.

A l’autre bout de la ligne, le Genève-Paris poursuit sa course, slalomant entre les reliefs et les cours d’eau. A droite, des vignobles aux pieds tors et nus répartis en quadrillage serré à flanc de coteau. A gauche, les eaux plates et poisseuses du Rhône qui s’étalent en flaques épaisses sur des lits de galets.

Depuis fin 2009, Sophie est hôtesse dans les TGV Lyria entre la Suisse et la France pour Elvetino, l’entreprise qui gère la restauration du réseau ferroviaire suisse. Sur sa ligne, les employés d’Elvetino sont tous français. « Les Suisses ne veulent pas faire notre travail. C’est dégradant pour eux. Je les comprends. Elvetino, c’est une des boîtes qui paye le moins en Suisse. Même Mc Donald paie mieux » lâche-t-elle. Même si elle est Française habitant en France, Sophie a dû postuler pour la filiale helvétique du groupe Elvetino, parce qu’elle est domiciliée dans la région frontalière. Ce qui signifie que son contrat respecte le régime social et salarial suisse. Sophie tapote le comptoir. « En Suisse, les lois du travail sont parmi les plus pourries au monde ». Pour Elvetino, Sophie effectue 170 à 180 heures de service par mois avec cinq à six jours de repos, pour un salaire moyen de 2800 francs suisses nets, soit 2300 euros.

Le Paris-Genève a laissé derrière lui la banlieue parisienne et toise depuis son tertre les premiers champs de l’Essonne. Adem a intégré en 2007 l’entreprise de restauration ferroviaire française Cremonini, au départ de la gare de Montparnasse. En décembre 2012, Elvetino rachète les parts de Cremonini sur les lignes Lyria. Son contrat, avec ceux de 39 autres collègues, fait partie du lot. Le voilà un des 70 employés d’Elvetino sous contrat français, les 60 autres étant comme Sophie sous contrat suisse. Adem effectue 130 à 140 heures par mois, avec onze à treize jours de repos, pour un salaire net moyen de 1900 euros.

Sophie et Adem sont tous deux Français et travaillent pour la même entreprise, parfois côte à côte ou à un wagon de distance. Ils ont la même position hiérarchique, les mêmes tâches à remplir mais dans des conditions salariales et sociales très différentes.

Premier arrêt pour le Genève-Paris. Quelques dizaines de passagers montent à Bellegarde, ville industrielle grisâtre, lovée dans un ravin et surplombée par une arche d’autoroute filiforme.

« Quand vous avez fait grève le mois passé, qui a fait le boulot à votre place ? C’est nous les contrats suisses ! » reproche Sophie à une collègue au bar. Le droit suisse du travail a une reconnaissance très limitée du droit de grève. « On vous envie vos contrats, poursuit Sophie, parce que vous avez les indemnités repas, des heures de pause payées et lorsque vous dépassez le nombre de plateaux vendus, vous avez des primes. Nous on n’a rien de tout ça ! » Un autre steward au régime français, accoudé au bar, s’étrangle d’étonnement : « Ah bon ! vous n’avez pas de prime repas ? Pourtant c’est là-dessus qu’on gagne nos sous. A treize euros par repas, ça me fait 300 euros à la fin du mois. Sans compter que vous travaillez chaque mois une semaine de plus que nous, pour même pas 500 euros de différence! ».

Sophie a le regard dans le vague. Pourquoi ne pas faire une demande de mutation interne, alors ? Elle hausse les épaules. « Ils ont dit à une collègue qui souhaitait postuler à Paris pour se rapprocher de sa famille, qu’elle risquait de perdre un CDI pour un CDD». A sa manière, Sophie défend le fameux “travailler plus pour gagner plus”, même si ce n’est pas beaucoup. « Et puis j’ai une qualité de vie qui me convient à Nangy. Je n’ai pas envie de Paris, du métro qui sent la pisse, de la peur de se retrouver au mauvais endroit le soir. Dans ma résidence, il y a une piscine et je laisse ma voiture ouverte. Il y a le climat, le lac et les montagnes. J’ai même la vue sur le Mont-Blanc ! ».

Steward de TGV : salaires à deux vitesses

Franck au bar avec une contrôleuse.

Le Paris-Genève glisse en trombe à côté de moutons et de vaches qui se prélassent dans des vallons tendres et verts. Ils ne lèvent même plus le museau au passage du train. L’habitude sans doute. Adem a rejoint son collègue Franck au bar. La discussion s’engage sur les disparités de contrat. « On est beaucoup mieux protégés que les employés suisses. On a des syndicats et des lois qui défendent nos intérêts. Les contrats suisses n’ont rien de tout ça. Ils sont exploités » estime Franck. Et le « travailler plus pour gagner plus »? « Je ne n’échangerais pas mes avantages sociaux, la sécurité de mon emploi, pour plus d’argent ».

Avant 2012, Cremonini et Elvetino se partageaient la ligne de TGV France-Suisse. Puis Elvetino a remporté l’appel d’offre de la SNCF, ce qui lui a permis de s’implanter sur le marché français. Et c’est la seule société rentable de restauration ferroviaire en France. « Elvetino a fait 13 millions de chiffre d’affaires en 2011, poursuit Adem. La SNCF subventionne Wagons-lits et Cremonini afin d’avoir un service à bord ». Une bonne santé infaillible qui s’explique par son système de double régime salarial et le fait que la société suisse n’est pas tenue de respecter l’interdiction française de vente forcée. « Comme le plateau-repas est compris dans le billet de première classe, l’entreprise TGV Lyria lui paie chaque plateau, explique Adem. En France, ce ne serait pas autorisé, ce serait considéré comme de la vente forcée ». La direction de la filiale française d’Elvetino, contacté pour cet article, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Le Genève-Paris traverse des hameaux bourguignons à clocher, façades austères que constellent des greffes de paraboles. Les lignes électriques le long des rails semblent se tendre puis se détendre, respirant comme des ondes. Alors que Sophie ramène son thermos d’eau chaude en première classe, Marjorie, sa collègue au bar, sept ans de métier, dit tout le mal qu’elle pense du système de double régime salarial, qui bouleverse l’énoncé « à travail égal, salaire égal ». « On leur dit, aux employés “suisses”, arrêtez de tout accepter, ça porte préjudice à nous tous. Ces régimes différents, ça crée une concurrence interne, de la jalousie. Ça brise la solidarité et renforce l’individualisme ». Elle sert un café à un client avant de tempérer ses propos. « C’est un secteur porteur, dans lequel les jeunes aiment travailler. Les patrons ne sont pas tous les jours derrière nous. Les employés ont l’impression de gagner beaucoup d’argent. Il y a le prestige de l’uniforme aussi, ils dorment dans les hôtels lors des découchés etc… Ce sont des conditions qui valorisent. Mais ils faut des conditions de travail et des possibilités d’évolution si l’on souhaite tenir jusqu’à la retraite ».

Le Paris-Genève et le Genève-Paris se croisent en vrombissant à 300 km/h. Au passage, la pression de l’air entre les deux convois provoque une détonation sourde. Continuer ou changer ? Sophie et Adem restent évasifs. Leur emploi et leur statut leur conviennent. Mais des promesses pointe leur nez. « Mon avenir ? Je ne le vois pas dans les trains, à Saint-Malo non plus. Je vais attendre de gagner un peu d’argent, rembourser ce que je dois et monter une petite crêperie, au bord du lac Léman, côté suisse ».                                                                                                                                                                            Elle se verrait habiter là ? « Pourquoi pas. Au moins en Suisse il n’y a pas de faillites, ou très peu ».

Adem, lui, se verrait bien ouvrir un salon de narguilés… ou peut-être autre chose. Car il collectionne les cartes de visites de clients qui ont apprécié le service ou l’ont trouvé sympathique. « La première classe c’est celle des professionnels et des possibilités de travail. La deuxième, celle des jolies filles et des bonnes rencontres. Je sais au fond de moi que dans ce train, un jour, je décrocherais une opportunité qui changera ma vie ».

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