La thalasso sort la tête de l’eau

En une petite décennie, le paysage a été complètement chamboulé. Au final, « il y a eu un problème de positionnement dans un univers devenu un peu flou », explique prosaïquement Victor Moskovtchenko. « On s’est un peu perdus en chemin », reconnaît également Jean-Luc Pleuvry

La thalasso sort la tête de l’eau

Un nouveau centre de thalassothérapie associé à un hôtel 5* s’apprête à ouvrir à Trouville (Calvados) sous la houlette du groupe Accor. Un symbole des lourds investissements consentis ces dernières années par les principaux acteurs. Bouleversé par l’évolution de la société et de la technologie depuis 20 ans, ce secteur centenaire a décidé de réagir pour enrayer la chute de son marché.

La thalasso sort la tête de l’eau

Le centre de Cabourg, extérieur

Place Foch, devant le casino Barrière, les engins s’activent encore. Le quotidien de tous les chantiers d’envergure où tout se joue parfois dans l’urgence des derniers jours. Car début avril, une nouvelle page de l’histoire de Trouville-sur-Mer va s’écrire. Thalassa sea & spa, la marque de thalassothérapie du groupe Accor, y ouvre son dernier né : un centre flambant neuf de 2 500 m2 au potentiel de 150 curistes/jour pour 33 cabines et un salon VIP directement reliés à un hôtel 5* MGallery de 103 chambres. Il aura fallu 12 ans d’études et plus de deux années de lourds travaux pour redonner vie à l’un des fleurons de la côte normande (Calvados) dans une région qui a vu naître la mode des bains de mer au début du 19ième siècle. De quoi redorer, au passage, le blason de la petite ville balnéaire familiale face à sa rivale Deauville située sur l’autre rive de la Touques.

Trouville, dernier né de Thalassa sea & spa
Dans le bâtiment classé monument historique construit en 1912 et qui accueille le casino, les Cures marines lancées en 1945 étaient en déshérence depuis de longues années. « Tout, à l’intérieur, a été entièrement démoli et réhabilité sous la férule de l’architecte Jean-Philippe Nuel dans des ambiances lumineuses et fraîches en lien avec la tradition balnéaire du lieu », s’enthousiasme Victor Moskovtchenko, le directeur de Thalassa sea & spa. Pour la marque d’Accor dédiée à cette activité, Trouville vient opportunément compléter les destinations de Dinard et du Touquet, son offre à un peu plus de deux heures de la capitale. Un marché clé : la clientèle francilienne assure de 45 à 60% du remplissage de ces destinations. Le groupe Cofinance, spécialiste de l’immobilier à forte valeur ajoutée, a mis plus de 40 millions d’euros dans l’affaire, Accor intervenant en contrat de management.

Cabourg, fleuron de Thalazur
L’investissement est à la mesure de ceux consentis depuis quelques années par l’ensemble de la profession et en particulier par ses deux plus gros acteurs, Thalassa sea & spa (15 sites dont 9 en France) et son principal concurrent Thalazur (8 sites en France) ainsi que par le groupe familial baulois Phélippeau sous sa marque Relais Thalasso ((Bénodet, Ile-de-Ré et Pornichet en propre, les Sables d’Olonne en franchise). Outre Trouville, Thalassa a aussi mis récemment plus de 25 millions d’euros dans la seule rénovation du site emblématique de Quiberon, créé il y a cinquante ans. Quant à Thalazur – l’enseigne métier de la SCIH (Société charentaise d’investissements hôteliers) contrôlée par l’investisseur Stanislas Rollin, le plus gros franchisé… Accor ! – elle a investi 50 millions d’euros pour créer ex-nihilo, sur les 7 hectares d’un ancien terrain de camping, un centre ultramoderne et un hôtel de 165 chambres à Cabourg, sur la côte normande, inauguré en 2013 et vite devenu le fleuron de Thalazur. Avec un taux de remplissage exceptionnel, selon Thalazur, Cabourg aurait réalisé 15 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014 et afficherait un retour sur investissement largement supérieur à celui exigé d’un projet du groupe.

130 millions d’euros investis
« Outre la création de Cabourg, le groupe a lancé un vaste programme de rénovation depuis 2007 d’abord à Royan puis à Bandol, Ouistreham et Antibes. Arcachon est en cours et le site de Saint-Jean-de-Luz que nous venons de racheter à Hélianthal va suivre bientôt » ajoute Jean-Luc Pleuvry, le directeur des opérations de Thalazur. Soit au total environ 130 millions d’euros investis ces dernières années, presque le double du chiffre d’affaires 2014 du groupe (70 millions d’euros). Quant à Jean-Pascal Phélippeau, le PDG du groupe Phélippeau, il assurait il y a quelques mois à Enjeux avoir misé avec ses divers investisseurs 27 millions d’euros dans le nouveau centre du Château des Tourelles (Pornichet) ouvert en 2013, véritable pari entièrement pensé autour d’un concept très innovant de « suites » VIP qui regroupent tous les soins dans un espace privatif.

En synergie avec l’hôtellerie
Beaucoup d’argent cumulé, donc, pour un secteur d’activité qui, en France, peut paraître étroit – environ 300 millions d’euros/an pour un million de journées – mais qui regroupe une quinzaine de métiers et contribue à créer de nombreux emplois de proximité. Son impact sur l’économie doit aussi être apprécié en interaction avec d’autres activités. Ainsi, difficile, sauf rares exceptions, de ne pas coupler l’offre de thalasso à celles de l’hébergement et de la restauration. Chacun se nourrit de l’autre. « Les pics de fréquentation de la thalasso se situent en mars/avril hors vacances scolaires et de mi-septembre à début novembre, en décalage avec ceux de l’hôtellerie de loisirs. La thalasso apporte ses curistes aux hôtels en intersaison et en semaine et bénéficie en retour d’une demande de soins des clients des hôtels », explique Victor Moskovtchenko. Ce qui dope les taux de remplissage de chacun et contribue à améliorer le yield management de l’ensemble. Le nouveau PDG d’Accor, Sébastien Bazin, semble particulièrement sensible à l’argument et attentif au développement de cette activité.

Una activité complexe et subtile
« La thalasso est un produit complexe et subtil », explique en effet Jean-Luc Pleuvry. « Un bon hôtelier n’est pas forcément un bon patron de thalasso », rappelle aussi le patron de Thalassa sea&spa. Savoir jouer de l’un et de l’autre relève quasiment de l’art, tant les métiers sont différents. Rien de commun entre un kiné ou un hydrothérapeute et un pâtissier ou un chef de rang. Le modèle économique d’un établissement intégré doit être analysé à cette aune. C’est ce que réussit par exemple à merveille la famille Raulic – le père Serge et le fils Olivier – aux commandes des Thermes marins de Saint- Malo, sur la plage du Sillon, fleuron d’un groupe familial qui associe thalasso, spa, hôtellerie/restauration, ligne de cosmétiques, chocolaterie, blanchisserie ! Un indépendant historique qui a su épouser les – nombreuses – évolutions de la thalassothérapie depuis un demi-siècle sans se perdre en chemin.

Bien le bonjour, monsieur Schumpeter !
Tous ces investissements signent le réveil d’un secteur qui a dû en effet faire une véritable révolution culturelle ces deux dernières décennies après quasiment un siècle d’existence. Le terme de thalassothérapie – étymologiquement « soigner par la mer » en grec – apparaît en effet en 1865, proposé par le médecin Joseph La Bonnardière. Et le premier institut (Rockroum), destiné d’abord aux rhumatisants, est créé à Roscoff (Finistère) en 1899 par Louis-Eugène Bagot. Il sera un modèle pour les nombreux centres qui vont se multiplier le long des trois littoraux à partir des années cinquante. Associée au thermalisme avec un ancrage très médical et une image clinique, la thalassothérapie ne va pas vraiment évoluer avant les années soixante et l’inauguration en 1964 du site de Quiberon, créé par le champion cycliste Louison Bobet, considéré comme le premier centre de thalasso moderne pour sa plus forte connotation « bien-être », en rupture avec l’approche médicale traditionnelle. Mais pas de quoi répondre totalement aux chocs, très « schumpétiens » et synonymes de destruction créatrice qui vont toucher le secteur à la fin du 20ième siècle.

Déremboursement, 35 heures et low-cost !
A commencer par celui, brutal, de la suppression du remboursement des cures par l’assurance maladie en 1998 (le thermalisme, lui, y échappe) à un moment du cycle d’activité qui avait vu les acteurs investir dans la rénovation et l’ouverture de sites. Et alors que les 35 heures (en 2000) font irruption, impactant profondément la pratique des congés des français. Les courts séjours, souvent de proximité, se multiplient. Dans une époque sensible à l’hédonisme, une nouvelle clientèle orientée « bien-être » plutôt que « cures » se développe. Entre 1996 et aujourd’hui, la durée moyenne du séjour de thalasso passera de 5,5 à 3,2 jours. L’opportunité de proposer une nouvelle offre pour tous les acteurs du monde de l’eau. A commencer par les spas et la balneo, notamment, qui explosent. Le thermalisme – pourtant spécialiste des cures longues – vient aussi sur ce terrain. Mais les cartes se brouillent et la thalasso se cherche, s’égare parfois dans une quête marketing effrénée de la nouveauté et de l’exotisme au détriment, pour certains, des fondamentaux santé et des vertus de l’eau de mer (sels minéraux, oligo-éléments, boues). Sur le plan économique, une double concurrence se développe également qui va attaquer le cœur du modèle d’affaire du secteur. Aidés par la multiplication des vols low-cost, des pays comme la Tunisie se lancent, proposant des séjours à quelques centaines d’euros tout compris. Plus de 42 instituts seront créés en quelques années dans le pays. Quant à la révolution numérique – les comparateurs et les plateformes Internet – elle bouleverse en quelques années la distribution et pousse les acteurs à une chasse à la promotion et aux prix cassés parfois difficile à suivre, notamment pour les petits sites et les indépendants. La distribution online (Thalasso-passion.fr, Thalasseo.com, etc…) devenue incontournable capte aujourd’hui 40% du marché global.

Une norme Afnor pour clarifier
En une petite décennie, le paysage a été complètement chamboulé. Au final, « il y a eu un problème de positionnement dans un univers devenu un peu flou », explique prosaïquement Victor Moskovtchenko. « On s’est un peu perdus en chemin », reconnaît également Jean-Luc Pleuvry. Et le marché a souffert, en repli régulier toutes ces dernières années. Fin novembre, la baisse atteignait encore entre -0,7 et – 2% en volume pour l’année. Des chiffres cependant délicats à interpréter. Les données précises remontent mal dans cette profession encore très morcelée – une concentration devrait se produire – où les trois leaders ne contrôlent encore qu’une petite moitié des 53 sites recensés. La mise en place d’un véritable panel avec In Extenso (Deloitte) devrait améliorer la pertinence des chiffres et fournir aux acteurs une image plus pertinente de leur secteur. Le syndicat France thalasso, sous la houlette de son président Philippe Gomez, directeur du site de Bénodet (groupe Phélippeau) a également poussé à la définition précise du concept de thalassothérapie via une norme Afnor, publiée en début d’année, afin de limiter l’emploi abusif du terme par certains établissements de bien-être qui n’utilisent même pas l’eau de mer !

Embellie en vue
Les leçons de ces profonds bouleversement semblent avoir été tirées par les principaux acteurs, décidés à capitaliser sur leurs lourds investissements en cadrant mieux leur offre. « L’époque est mûre pour faire évoluer le secteur. Il faut faire bouger l’image, montrer que la thalasso n’est pas has been et qu’elle a un vrai pouvoir de séduction », martèle Jean-Luc Pleuvry. De fait , le discours a évolué ces dernières années visant à reformuler une doxa mise à mal en donnant plus de cohérence aux éléments de langage et avec une double proposition de valeur: réconcilier « santé globale » et « plaisir de l’instant ». Remettre l’eau de mer et vertus au centre d’une offre en prévention santé (plutôt que curative) basée sur des programmes génériques (stress, minceur, détox, dos, etc…) et revaloriser les protocoles et l’expertise des professionnels (hydrothérapeutes, kinés, médecins…). Mais parler aussi destination, air du temps, plaisir, qualité des lieux, de la restauration, de l’hébergement… L’alpha et l’oméga et un bel exercice de style pour managers ! De fait, un frémissement du marché semble s’être dessiné au dernier trimestre 2014. « Je crois que nous avons fini de manger notre pain noir, cela commence à payer, depuis deux ans on constate par exemple une remontée des séjours longs », assure Victor Moskovtchenko. Dans un secteur où la clientèle, à 90% française, est peu extensible c’est l’un des rares leviers de croissance sur lequel s’appuyer.

Claude VINCENT

Partgagez

Plus d'articles

Ecrivez-nous