Drogues, alcool… Addictions en cuisine: les chefs parlent

Voici Manon, 28 ans, dont dix dans la haute cuisine. Manon ne fume pas que du tabac, a déjà reniflé de la cocaïne -"comme 90% des gens qu'elle connaît dans ce milieu", dit-elle- et accepte volontiers un pot après le service. L'éducation a commencé à l'école hôtelière d'Avignon, où la jeune Lyonnaise se rappelle très bien les litres de bière descendus, une fois terminés les cours, par certains de ses camarades. "Les cuisiniers aiment bien se mettre mal. C'est un milieu très communautaire, où on se fait souvent maltraiter et où on a besoin de décompresser", confie-t-elle de sa voix déjà un peu lasse.

Drogues, alcool… Addictions en cuisine: les chefs parlent

 

“a déjà reniflé de la cocaïne -” comme 90% des gens qu’elle connaît dans ce milieu. Voila qui va vous faire réagir sur les Réseaux Sociaux, en Cuisine et dans les centre de formations !
Pression des horaires, culte de la performance, starisation des chefs et goût de la fête: pour tenir le rythme, les orfèvres de la gastronomie sombrent parfois dans l’alcool et la cocaïne. Certains brisent enfin l’omerta.

 

Drogues, alcool... Addictions en cuisine: les chefs parlent

C’est une de ces enquêtes en millefeuille qu’on ne sait trop par quel bout prendre. Les uns certifient que le mal est partout. D’autres, main posée sur le Larousse gastronomique, jurent le contraire, et beaucoup refusent poliment de s’exprimer. En guise de mise en bouche, une étude publiée en 2012 par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), révélant la vulnérabilité des métiers de l‘hébergement et de la restauration face aux risques d’addiction. 26,9% des personnes interrogées employées dans ce secteur reconnaissent une consommation importante d’alcool. L’usage quotidien du tabac (44,7%) et du cannabis (12,9%) dépasse nettement la moyenne nationale (33,5 % et 6,9 % respectivement), tout comme celui, occasionnel, de la cocaïne (9,2%) et des amphétamines (7,9%).

Le sujet reste tabou en France. Dans cette nation de fins gourmets qui a vu naître Brillat-Savarin et quelques vaches folles, on décortique les menus, on verse une larme sur les vertus d’une sauce ou le croquant d’un petit pois, mais on se tient rigoureusement à l’écart de l’intimité des cuisines. Traitées en vedettes, souvent salariés de palaces (à Paris, Thierry Marx au Mandarin Oriental, Christophe Saintagne au Meurice, Eric Frechon au Bristol, à Cannes, Christian Sinicropi au Martinez…), les élites étoilées verrouillent chaque jour davantage leur communication.

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Star cathodique en Grande-Bretagne, Nigella Lawson a défrayé la chronique l’an passé, quand sa dépendance à la cocaïne a été révélée.Star cathodique en Grande-Bretagne, Nigella Lawson a défrayé la chronique l’an passé, quand sa dépendance à la cocaïne a été révélée.Francesca Yorke/Getty Images/AFP

Le couvercle est moins hermétique dans les pays anglosaxons. La révélation, l’an dernier, du régime hyper-cocaïné de la madone des fourneaux britanniques, Nigella Lawson, la condamnation, en 1993, du chef étoilé autrichien Eckart Witzigmann pour possession de cocaïne, la vogue des “celebrity chefs” ont éclairé sur la réalité de ce métier “sans samedi, sans dimanche, sans vacances”, comme l’écrit le chef new-yorkais Anthony Bourdain dans son livre culte, Cuisines et confidences (NiL éditions, 2003).

La pression de la rentabilité et de la notoriété
A la pression du coup de feu s’ajoutent l’impératif de rentabilité -en France, 150.000 enseignes, dont 30 000 haut de gamme, se disputent un marché de 50 milliards d’euros-, l’ivresse de la notoriété, l’obsession jubilatoire mais un brin masochiste de se réinventer. On pense à Bernard Loiseau, le “M.100.000 Volts” de la gastronomie française, parti volontairement rejoindre ses chères étoiles en 2003, à l’âge de 52 ans.
“Nous sommes comme ces acteurs obligés de se produire sur scène, chaque soir devant un public différent. Ce mélange de trouille et d’adrénaline nous dope autant qu’il nous fragilise”, reconnaît Yves Camdeborde, ancien protégé de Christian Constant, passé par le Ritz et le Crillon. En 2013, Marc Thuet, toque française exilée à Toronto, a évoqué sa panique, alors qu’il se trouvait en cure de désintoxication, à l’idée de voir sa créativité le fuir sans l’aide de ses béquilles chimiques: cannabis, héroïne, opium, cocaïne, oxycodone, alcool… En trente ans, l’Alsacien, presque aussi large qu’un restaurant, a multiplié les expériences.

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Inaki Aizpitarte est l’un des rares chefs français à assumer son côté fêtard. Il appelle cela “être Basque”.Inaki Aizpitarte est l’un des rares chefs français à assumer son côté fêtard. Il appelle cela “être Basque”.photo12/DamienGrenon

 

Un peu comme Inaki Aizpitarte, l’artificier du Chateaubriand, haut lieu gourmand de l’Est parisien. Avec sa barbe de trois nuits, ses serveuses piercées “fluent” en anglais, sa cuisine traversée d’un souffle libertaire et ses groupies venues d’aussi loin que Sydney, le jeune “bistronome” personnifie la figure du fêtard des fourneaux. “J’ai tout essayé, même des trucs dont vous n’avez jamais entendu parler. Mais je ne suis addict à rien et je sais faire la différence entre le travail et les moments de relâche”, affirme, bravache, le Basque. A 42 ans, père d’un petit garçon, “Inaki” reconnaît néanmoins “faire l’andouille” un peu moins souvent qu’autrefois.

La défonce, du rire aux larmes
Au jeu de la vérité, nul n’est allé cependant aussi loin qu’Anthony Bourdain. Traduits en 21 langues, encensés par la critique, les Mémoires saignants du cuisinier en chef de la brasserie les Halles, à Manhattan, précipitent le lecteur dans un monde de toqués gavés de rock, de poudre et d’alcool. Avec Bourdain, la mandoline remplace la guitare, les popotes décrochent le macaron de la contre-culture. La défonce est euphorique, presque joyeuse.

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Avec son autobiographie gorgée de drogues et d’alcool, Anthony Bourdain (ici dans son restaurant Les Halles, en 2004) a secoué l’image des cuisiniers.Avec son autobiographie gorgée de drogues et d’alcool, Anthony Bourdain (ici dans son restaurant Les Halles, en 2004) a secoué l’image des cuisiniers.J. Bendisken/Magnum photos

Mais quand, l’année de la parution de l’ouvrage, David Dempsey, protégé de Gordon Ramsay (l’agité blond de l’émission de téléréalité Hell’s Kitchen), décède d’une surdose de cocaïne et d’alcool, plus personne n’a envie de rire. Dans une tribune intitulée “Hard work, hard drugs”, publiée dans les colonnes du Guardian, Tom Norrington Davies rend hommage à son confrère prématurément disparu. Oui, le “cauchemar” existe bel et bien en cuisine: “Tous mes amis chefs ont travaillé au moins une fois dans un établissement de barges”, témoigne-t-il.

Certes, les extrêmes varient selon les latitudes. “En France, le milieu de la gastronomie est conservateur, familial, la folie créative n’atteint pas celle de l’Allemagne ou de l’Espagne, ce qui a permis de canaliser les comportements. Mais le métier ne cesse de se globaliser”, décrypte le journaliste allemand Jörg Zipprick, auteur des Dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire, (éditions Favre). Fin connaisseur de la foodosphère, Zipprick évalue à 35% environ le taux de brigades étoilées contaminées par les phénomènes d’addiction en Europe. Cette statistique n’engage que lui, bien sûr. La plus longue tournée des popotes ne suffirait pas, en effet, à mettre tout le monde d’accord sur l’ampleur de la contagion.

L’alcool délaissé au profit des amphétamines
Devant un thé vert ou un vin de Bordeaux (l’enquête culinaire a ses menus plaisirs), les anciens témoignent que la place de l’alcool a considérablement reculé en cuisine depuis les années 1970. “Quand j’ai débuté comme apprenti, à 14 ans, on travaillait au charbon de bois, dans des caves sans fenêtre ni air conditionné, c’était la mine. Au Ritz, les bouteilles de porto et de Ricard circulaient sous le tablier”, raconte Camdeborde.

Formé lui aussi à l’âge du piano de cuisson anthracite, l’ancien chef étoilé Arnaud Daguin évoque ce maître d’hôtel, au Vert Galant, qui consommait 3 litres de Cristal Roederer par jour. Ou ce second de cuisine de l’Hôtel de France, à Auch (Gers), perfusé à la bière et au vin blanc -12 canettes et 6 litres par jour!- et qui en est mort. Chez Maxim’s, lui-même avait perdu cils, sourcils et la pilosité de ses avant-bras au bout d’une semaine à faire griller les viandes. “Tout le monde tenait au coup de gnôle, à l’époque!” se souvient le Gascon. “On voyait circuler des anorexigènes et des amphétamines comme le Fringanor, le Captagon ou le Survector, un truc mis au point par l’armée qui permet de ne pas dormir pendant quarante-huit heures.” La coke était rare et chère, assure-t-il. “J’en ai vu un peu dans les années 1980, mais j’ai vite réalisé que ce truc qui rend sûr de soi et bousille l’odorat n’était pas la bonne façon de gérer ce métier.”

Un après-Ducasse et Robuchon
Puis sont venus Joël Robuchon et Alain Ducasse. Les deux frères ennemis (43 étoiles et 45 établissements à eux seuls) ont conçu la formule miracle pour propulser la haute cuisine vers de nouveaux sommets: vérité des produits, cuisson haute définition, boulimie expansionniste et discipline paramilitaire en brigade. “La gastronomie contemporaine exige une telle précision du geste qu’il est impossible d’inscrire sa carrière dans la durée si on se défonce”, affirme Luc Dubanchet, fondateur de la revue Omnivore.

Fin du very bad trip et eau claire pour tout le monde? Pas tout à fait… Dans un secteur en constante ébullition, certaines réalités ne changent pas. Ainsi de la pénibilité du travail: dès 8 heures, il faut soulever, émincer, éplucher, mains encombrées de casseroles, oeil rivé sur le feu, pour la mise en place de midi. Même chanson le soir, jusqu’à la fin du service, vers 1 heure du matin. Ainsi, aussi, de la jeunesse des apprentis, plongés dans le bouillon de l’entreprise aussitôt entrés à l’école hôtelière, parfois dès l’âge de 15 ans. C’est le cas à l’école Ferrandi, où se forme la crème de la profession. Les 1 300 élèves de cette institution ancrée à Saint-Germain-des-Prés bénéficient d’une “sensibilisation générale au danger de l’alcool auprès de l’assistante sociale, mais pas en cours”, reconnaît la direction. La bouteille de vin blanc ne loge plus obligatoirement dans le frigo de service? C’est vrai. Mais le cannabis ne fait peur à personne et la cocaïne, nouvelle drogue de “M.Tout-le-Monde”, n’est jamais loin, surtout passé minuit.

“Il est difficile d’avoir une vie familiale dans ce métier excluant. Certains employés sont très carrés et ne touchent à rien. D’autres tombent dans l’addiction, y compris de leur propre boulot. Après le service, ils vont travailler ailleurs, s’abîment dans l’alcool ou prennent des produits de mauvaise qualité pour tenir, et sombrent. Les dégâts sont considérables et, lorsqu’ils concernent le chef, ils contaminent l’ensemble de l’équipe, et c’est le restaurant qui part à la dérive”, se désole Julien Fouin, patron des très branchés bistrots Glou et Jaja. Depuis qu’il a quitté le journalisme pour l’entrepreneuriat, il y a cinq ans, le jeune quadragénaire, à la tête d’une équipe de 95 personnes, a vu passer des cas de dépendance à l’alcool, au joint, aux amphétamines, aux jeux vidéo… et même à la musculation.

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En 1993, Eckart Witzigmann, alors patron du restaurant munichois L’Aubergine, 3 étoiles au Michelin, écope de deux ans de prison avec sursis pour possession de cocaïne.En 1993, Eckart Witzigmann, alors patron du restaurant munichois L’Aubergine, 3 étoiles au Michelin, écope de deux ans de prison avec sursis pour possession de cocaïne.JOHN MACDOUGALL/AFP

Voici Manon, 28 ans, dont dix dans la haute cuisine. Manon ne fume pas que du tabac, a déjà reniflé de la cocaïne -“comme 90% des gens qu’elle connaît dans ce milieu”, dit-elle- et accepte volontiers un pot après le service. L’éducation a commencé à l’école hôtelière d’Avignon, où la jeune Lyonnaise se rappelle très bien les litres de bière descendus, une fois terminés les cours, par certains de ses camarades. “Les cuisiniers aiment bien se mettre mal. C’est un milieu très communautaire, où on se fait souvent maltraiter et où on a besoin de décompresser”, confie-t-elle de sa voix déjà un peu lasse.

Les maisons “saines” et les “toxiques”
Pour la jeune femme, le paysage ne se divise pas tant entre petites et larges brigades (où la présence de syndicats et des ressources humaines circonviennent néanmoins le nombre de dérapages), qu’entre maisons “saines et toxiques”. Dans les premières, la passion sera toujours plus forte que la fatigue, mais la concurrence est terrible: “On a parfois l’impression de jouer sa vie sur un quart de tomate, surtout dans les restaurants étoilés.” Ailleurs, tout peut arriver: poêles et insultes qui volent, pauses qui rétrécissent, café refusé par le patron. A son retour de Londres, Manon a travaillé deux ans dans l’une de ces taules, à Paris, avant d’aller respirer l’air du Sud de la France, au sein d’un restaurant triplement étoilé.

Six mois plus tard, elle migrait de nouveau, minée par la déchéance du second de cuisine. “Le soir, il n’attendait que le moment où il aurait envoyé sa dernière assiette pour aller se faire un rail de coke aux toilettes. C’était d’une tristesse… Tout le monde le savait, le chef aussi. Mais personne ne disait rien. C’est un petit milieu, où tout le monde se connaît. Les jeunes n’osent pas l’ouvrir, les autres ne veulent pas se griller.” Le jeune chef dirige aujourd’hui les cuisines d’un établissement prestigieux et se porte beaucoup mieux, paraît-il. Manon, elle, travaille comme “demi-chef” au sein d’une brigade de palace et se dit heureuse, même si le rythme -les trois-huit, pour un salaire mensuel de 1800 euros- est épuisant.

Un management pointé du doigt
“Il y a à l’évidence un problème de management dans la restauration”, témoigne Nathalie, 30 ans, qui a officié à Saint-Tropez, Paris, Marseille et en Asie. “Les chefs sont trop concentrés sur l’assiette, pas du tout sur l’humain. Est-il normal d’être victime de violence verbale en cuisine? De se voir conseiller par certains chefs de fumer un pétard pour décompresser, voire de prendre de la cocaïne en leur compagnie, comme cela m’est arrivé?” s’agace la jeune femme. Non, bien sûr. Pour Marc Valleur, spécialiste des addictions à l’hôpital Marmottan, cette diversité de paysage est l’une des spécificités du milieu: “D’une enseigne à l’autre, les règles de vie changent. Certains chefs imposent une stricte abstinence. D’autres, non. Il faudrait davantage d’harmonie, et une sensibilisation au problème dès l’école hôtelière, afin que les mauvaises habitudes ne se reproduisent pas d’une génération à l’autre.”

Sur ce point, tout le monde est d’accord. Dans ce milieu où la métaphore militaire fleurit (brigade, mise en place, coup de feu…), le chef incarne l’autorité suprême. Il est celui qui dispense les ordres, active l’ascenseur hiérarchique, impose la température à l’ensemble de la pyramide. “Un chef a le personnel qu’il mérite”, résume Thierry Marx. Au Mandarin Oriental, l’ancien “para” devenu zen (le risotto de soja, c’est lui), encourage ses troupes à la pratique du tai-chi-chuan, du futsal et de la course à pied. “C’est à nous de donner l’exemple”, dit un autre grand nom du nobiliaire gastronomique, comparant son hygiène de vie à celle “d’un athlète”: “Les cuisiniers viennent pour la plupart d’un milieu humble. Ils commencent jeunes, loin de leur famille. Beaucoup explosent en vol. Sur les 22 qui travaillent avec moi, un seul, au mieux, fera carrière dans la gastronomie. Nous devons leur apprendre le métier, mais aussi à s’exprimer, à s’habiller, à se préserver”, dit ce Ducasse-boy.

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Pour Yves Camdeborde (ici au Comptoir du Relais), les chefs sont comme des acteurs qui se produisent chaque soir sur scène.Pour Yves Camdeborde (ici au Comptoir du Relais), les chefs sont comme des acteurs qui se produisent chaque soir sur scène.Maurice Rougemont / Epicureans

Pas question pour autant de prôner le dépistage toxicologique. Vu de France, la méthode, courante aux Etats-Unis et au Canada, paraît intrusive, et fait l’unanimité contre elle: “J’exige déjà tellement des garçons… Je ne vais pas, en plus, leur demander ce qu’ils font chez eux”, proteste paternellement Yves Camdeborde. En voilà deux, justement, surpris en pleine besogne au Comptoir du Relais, le bistrot années 1930 tenu par le Béarnais dans le quartier de l’Odéon. “Hé, les garçons, vous avez déjà pris de la drogue, vous?” mitraille, sans sommation le Masterchef. Les silhouettes en habit blanc se figent, articulent un prudent “Ben oui, chef”. Le plus jeune, 18 ans, apprenti serveur, connaît bien le cannabis. Le second, 25 ans, chef de rang, a expérimenté la cocaïne. Mais “jamais dans le cadre du boulot!” affirment les deux employés avant de déguerpir. Voilà le patron presque rassuré.

 

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