Et si la haute cuisine devenait exclusivement évènementielle ?

Opéra de New York, 20h30. Quarante-cinq minutes qu’ils attendent. En silence. Ce moment, ils l’ont espéré depuis des.....

Et si la haute cuisine devenait exclusivement évènementielle ?

 

Opéra de New York, 20h30. Quarante-cinq minutes qu’ils attendent. En silence. Ce moment, ils l’ont espéré depuis des mois. Certains ont même fait le déplacement depuis le Mexique alors peu importe l’attente. Comme c’est le cas lors d’un tel évènement, les happy few présents ont réservé leur billet dès janvier de l’année passée. « Ma femme adore son univers mais n’a pas pu assister à sa tournée asiatique l’an dernier » indique Peter Nichelson, l’un des heureux et (riches) spectateurs. Tokyo, Séoul, Shanghai… : la mégastar de ce soir joue de toute façon à guichet fermé quelle que soit la date. Soudain, il arrive, vivement applaudi par un parterre de privilégiés déjà conquis et prêts à découvrir sa nouvelle partition. Lui ? Alain Passard, cuisinier breton, chef de l’Arpège.

Et si la haute cuisine devenait exclusivement évènementielle ?

La scène décrite est fictive mais pourrait rapidement devenir réalité. Ce n’est pas un secret : ces dernières années, les chefs sont devenus des personnalités publiques au même titre que les sportifs, musiciens et comédiens. Dans un avenir pas si lointain, certaines étoiles de la gastronomie pourraient succomber à l’envie de quitter leurs étroites et bruyantes cuisines néonisées et leurs 15 heures quotidiennes à trimer pour un avenir plus radieux, tant pour leur portefeuille que pour leur santé. Si des cuisiniers tels qu’Alain Ducasse ou Yannick Alléno ont choisi la voie de l’ubiquité, multipliant les adresses au rythme des opportunités, d’autres, friands de se frotter à un « restaurant mondial », pourraient ainsi dans le futur faire fi de leurs adresses géolocalisées pour se concentrer sur la démonstration de leur art à travers le monde à destination d’une clientèle triée sur le volet, à l’instar des grands solistes et autres stars de l’art lyrique. Ces derniers (Jonas Kaufmann, Anna Netrebko, Juan Diego Florez, Angela Gheorghiu, Nina Stemme…) exportent leur talent sur les scènes des plus fameux opéras existants, de Vienne à New York. Un modèle avantageux à plusieurs titres : réduction des contraintes du restaurant « traditionnel », possibilité de se consacrer à la recherche et à la création de mets nouveaux (fini l’ennui et la répétition qu’impose parfois la restauration), occasion de s’affranchir du système contraignants des castes Michelin et autres classements, internationalisation de l’image et de la notoriété, communication optimisée car liée à une programmation et donc à des actualités. Et si la haute cuisine devenait exclusivement évènementielle ?

À vrai dire, le mouvement d’événementialisation a largement commencé. Un premier exemple : Table Ronde. Ce concept parisien, imaginé par le consultant Nicolas Chatenier, est né d’un constat : le restaurant n’est plus l’endroit idéal pour découvrir les chefs et leur cuisine, échanger avec eux et assister à la création culinaire. Depuis son lancement en 2009, plusieurs dizaines de chefs (parisiens, provinciaux mais également polonais, libanais…) se sont laissés convaincre de « performer » devant 18 convives heureux de côtoyer de très près leurs idoles moyennant un ticket moyen conséquent, boissons non comprises. Pour l’heure, avec la prise en charge des frais de transport et d’hébergements des cuisiniers, le cachet de l’auteur (le chef donc) et les divers autres frais, Table Ronde est tout juste rentabilisée. Mais il n’est pas interdit de penser que d’ici quelques années, d’autres lieux similaires émergeront avec des séries de dîners qui se monnaieront au prix fort, non seulement parce que la cuisine en tant qu’art en est tout juste à ses balbutiements mais également parce qu’une poignée d’artistes des fourneaux pourraient à l’avenir ne s’afficher que par ce biais (phénomène de rareté oblige), délaissant la restauration « en dur » que l’on connaît aujourd’hui, aussi haut de gamme soit-elle. Les chefs programmés à Table Ronde reçoivent chacun, dixit Nicolas Chatenier, entre 1000 et 1500 euros. Un joli montant cependant pas encore au niveau de ce que touche l’élite des chanteurs mondiaux : jusqu’à 17 000 euros la soirée.

Si Table Ronde reste un concept unique (ou presque : le Cercle propose également une résidence gastronomique pour les chefs), la délocalisation des chefs-stars a déjà commencé. A l’image de la canadienne Céline Dion, grassement payée par un casino pour se produire à Las Vegas, des cuisiniers comme René Redzepi (pour l’anecdote : accueilli pour une représentation culinaire au Sydney Metropolitan Opera en 2011) ou Heston Blumenthal ont annoncé le « déplacement » (temporaire) de leur restaurant respectif pour faire découvrir leur cuisine hors de leurs frontières. Le premier à Tokyo pendant près d’un mois (9-31 janvier 2015), mandaté par la chaîne hôtelière Mandarin Oriental, le second à Melbourne à partir de février 2015 pour une durée de six mois au sein du complexe commercial Crown Resort.

On sait que les grandes tables sont globalement peu rentables, souvent à peine à l’équilibre. Peut-être est-ce le temps pour certains cuisiniers de délivrer une partition en deux mesures : une cuisine d’opéra, géographiquement apatride et événementielle, destinée à des privilégiés huppés, et une cuisine « classique » où l’on vient surtout manger et non admirer le spectacle. Et si la haute cuisine devenait exclusivement évènementielle ?

Ézéchiel Zerah

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