Soixante jours dans la peau d’une… serveuse.

C’est un peu comme un roman de gare … mais en mieux ! Un petit bout de vie ordinaire qui frémit a feu doux. Un grand crème s’il vous plait ? 🙂

Soixante jours dans la peau d’une… serveuse.

 

C’est un peu comme un roman de gare … mais en mieux ! Un petit bout de vie ordinaire qui frémit a feu doux. Un grand crème s’il vous plait ? 🙂

Soixante jours dans la peau d’une… serveuse.

Trois années sur les bancs des classes préparatoires parisiennes, un parcours lisse, trop lisse pour connaître « la vraie vie », comme ils disent. A 20 ans et des poussières, des projets mal formulés, et déjà fatiguée par les ambitions démesurées qu’on voudrait me voir porter,  j’ai soudain mal aux yeux et aux jambes. Ça fourmille. J’ai encore la trace des chaises sur lesquelles j’ai passé des années,  celle de la bibliothèque, celle de mon bureau, celle de ma classe et celle de la cantine. Ma licence en poche, il faudrait continuer en master, puis en doctorat, puis ceci, puis cela, couvée par une administration propre à faire de nous, jeunes universitaires, de bons fonctionnaires. La classe préparatoire m’a apporté tout ce que j’avais espéré de mes années de lycée, une culture générale solide, une certaine rigueur, et un sens aigu de l’organisation ; et pourtant, maintenant que ces années d’ « assistanat éducatif » se terminent, je suis un peu perdue, et j’aspire à autre chose, au moins pendant l’été. Rencontrer des gens, gagner un peu d’argent (rime chère à notre cher président), par moi-même, sans finir la journée les mains pleines d’encre bleue.  Quelques annonces sur internet plus tard, c’est un site de restauration qui me répond par un « mail automatique » : « Monsieur XXXX est intéressé par votre candidature, veuillez le contacter au XXXXXX ».  Serveuse, moi ? Pourquoi pas.

Je suis convoquée dans une brasserie du 8ème arrondissement un dimanche après-midi, à la surprise générale de mes amis (« quoi ? Un entretien le dimanche ? »). L’entretien se passe bien, très bien même :

« – Vous avez de l’expérience dans le métier ?

-Non.

-Vous savez faire un café ?

-Non.

-Et les bières ?

-Non plus.

-Très bien, je vous prends. »

Logique implacable. De fait, on me dispense une formation accélérée en 10 minutes : je réalise ma première bière, avec plus de mousse que de boisson, je tremble devant la machine à café, mais je finis par y arriver, à peu près. Le patron, très compréhensif, m’explique qu’il a lui-même tout appris « sur le tas », et que c’est en faisant que j’apprendrai. Il me donne sa confiance, ce qui sera mon seul mais précieux bagage dans cette expérience, et m’informe que je commencerai le lundi suivant. Bien sûr je sais que je n’ai que peu de mérite, si ce n’est d’avoir eu l’air motivée, sérieuse et volontaire, et que j’ai  eu surtout beaucoup de chance, mais je ressens tout de même une once de fierté : « cher papa, chère maman, moi aussi je peux trouver du travail. »

Les premières réactions à l’annonce de mon projet estival furent variées mais se partagèrent grossièrement en deux catégories : les admiratifs et les sceptiques. Les premiers, à l’instar de mes parents, m’encouragèrent, tout en m’abreuvant de remarques percutantes : « tu verras, c’est dur. » Les seconds ne parvinrent pas à masquer leur surprise, voire leur mépris : « Serveuse ? T’es sérieuse ? Avec ce que t’as dans la tête ? non mais y a pas de honte à avoir… c’est juste que…  enfin, tu vas quand même pas faire ça pendant trop longtemps hein ? » . Deux mois. Rien que deux mois. Il y a deux mois je planchais six heures durant sur la composition française du concours de l’Ecole Normale Supérieure, dans deux mois je serai enrichie d’une expérience autre,  que je reçois comme un cadeau, parce que je suis certaine d’apprendre plus en soixante jours qu’en dix ans de cours de philosophie.

  Premier jour : La fosse aux lionceaux.

Le patron m’avait prévenue, mais je ne m’attendais pas à ce que la clientèle masculine soit si importante. Je comprends désormais mieux pourquoi j’ai eu ce poste: en tant que femme, la discrimination positive a certainement joué son rôle.  Je travaillerai donc 39h par semaine, pour un salaire confortable lorsque l’on est étudiante et qu’on a le soutien financier de ses parents, mais peut-être un peu juste pour une femme seule, habitant Paris, et qui aurait des enfants à sa charge. Fort heureusement, les pourboires sont une ressource non négligeable : il s’agit donc d’être agréable et souriante, et ce dès le matin.

Mon réveil sonne à 05h30, et j’ai décidé de prendre le bus à l’heure où Paris est encore aux oiseaux. Certaines personnes rentrent tout juste de leur nuit de travail, tandis que les salons de coiffure sont aux « femmes » de ménage. On croise les gens qui ramassent les poubelles, et les jeunes filles branchées, sorties toute la nuit, qui rentrent chez elles la mine défraichie. Et puis il y a « elle », c’est à dire « moi » en langage Alaindelonien. Elle arrive à 6h45 à la brasserie, tout est encore fermé, et elle fait les 100 pas devant la devanture, l’air songeur. Un homme la rejoint. Il s’appelle Marcel : « Alors comme ça tu fais le trottoir le matin avant ton service? »  Ambiance.  Marcel, c’est le serveur confirmé de l’établissement,  un «rieur » professionnel, qui fait les blagues de comptoir les plus grasses au monde. C’est aussi quelqu’un de simple et de profondément gentil, qui m’a aidée dès le début à trouver mes marques très rapidement.

Dès l’ouverture de la brasserie j’ai compris qu’être serveuse n’allait pas être aussi poétique que je pouvais l’imaginer. Les films américains nous abreuvent de caricatures romantiques, participant à la création de fantasmes idiots dans lesquels plongent bons nombres d’hommes et de femmes, moi la première : le syndrome de Cendrillon. Jennifer Lopez comme serveuse, ou Julia Robert comme prostituée, il est vrai que l’idée est séduisante au cinéma… surtout quand un riche homme d’affaire se mêle à l’histoire, et que la « love story » est au rendez vous.

Cependant, la réalité est tout autre : à l’ouverture, je n’ai croisé ni riche héritier, ni prince charmant. A cette heure-là, le comptoir est aux chauffeurs de taxi et aux ouvriers de nuit ; le boulanger nous dépose du pain et des croissants, les livreurs viennent se réchauffer autour d’un café. Il y a du monde, je suis seule et un peu débordée, mes gestes sont lents et mal assurés, mais la plupart des clients sont compréhensifs. Le patron m’explique tout, patiemment. Même si Brad Pitt entrait, je ne le reconnaitrais pas de toute façon : je suis concentrée et appliquée pour chacun de mes mouvements, afin de gagner en dextérité. Je réapprends aussi à faire des additions et des soustractions de tête, et je fais travailler ma mémoire comme jamais. Je débute à peine et je dois déjà servir en terrasse, en salle et au comptoir : oui, la journée sera longue.

Aux alentours de 9h du matin, la clientèle change de visage : des hommes en costume se mettent en terrasse avant d’aller travailler, quelques femmes prennent leur petit-déjeuner en salle. Les commandes se complexifient :

« – Un café allongé s’il vous plait.

– J’ai déjà du mal à en faire un debout, alors… ».

On me demande des tartines, je ne sais pas où se trouve le beurre, un café crème, je ne sais pas où se trouve le lait, alors je cherche, mais je sens bien que l’on s’impatiente.

J’essaie de rester souriante, mais au fond j’ai envie de pleurer. On me demande un capuccino : c’est une blague ?

Ce matin-là, je n’ai pas joué Cendrillon au grand théâtre de la brasserie, mais la Belle Au Bois Dormant : je me suis réveillée d’un profond sommeil de 20 ans, avec l’étrange impression de n’avoir jamais vu la lumière du jour. Peu à peu j’ai appris à lever la tête et à regarder les gens dans les yeux, j’ai ouvert la bouche pour échanger quelques mots avec eux, et j’ai compris qu’en dépit des difficultés du métier j’allais m’épanouir en tant que jeune femme, et enfin quitter le doux bercement de l’enfance.

A l’heure du déjeuner arrive une seconde serveuse, Morgane, jeune comédienne de vingt ans, qui a l’habitude de travailler dans la restauration. On nous explique qu’on sera toutes les deux chargées de dresser 80 couverts et de faire le service du midi. Je finirai à 15h, puisque j’ai commencé à 7h,  et elle terminera à 20h puisqu’elle a commencé à 11 heures. Marcel, quant à lui, s’occupe des clients qui préfèrent s’attabler au comptoir, tandis que le patron est au bureau de tabac. Tout est très bien organisé, et je termine ma journée de travail le sourire aux lèvres, fière d’avoir enfin mal aux pieds, et aux jambes.  Rester debout 10 heures de suite m’a fait réaliser le privilège des mes années d’étude : je ne pensais pas que ce travail serait aussi physique et aussi épuisant. Mais j’ai aussi pris conscience de ce que m’avait apporté une formation académique telle que celle des classes préparatoires : le goût du travail bien fait.

Demain je travaille toute l’après-midi, et ce jusqu’à 20 heures : à peine ai-je appris à faire des cafés qu’il faudra que j’apprenne à réaliser des cocktails, et à servir des bières ou autres boissons fraiches. J’essaie de me rassurer en me souvenant que la matinée s’est plutôt bien passée malgré mes craintes et que les clients ont été bienveillants à mon égard. Mais Morgane me prévient, en riant : « le matin tu as les lionceaux, ceux qui sont doux comme des agneaux… mais le soir les lions ne sont jamais très loin… ne passe pas derrière le comptoir, même pour un gros pourboire ! ».

Deuxième jour : Parce qu’« Il est poli d’être gai ».

J’ai rêvé toute la nuit que je faisais des cafés,  répétant toujours les mêmes gestes, frénétiquement, angoissée d’entendre les phrases qui m’ont hantée la matinée entière : « une orange pressée, sans glaçons », « une tartine beurrée, avec de la confiture d’abricot s’il vous plait », « et un déca noisette à emporter ». Je me réveille les jambes lourdes, avec une conviction : je ne pourrai plus jamais boire de café de ma vie. Je n’ai jamais vraiment aimé ça, mais l’odeur m’est désormais franchement désagréable ; elle colle à mes cheveux et à mes narines sans que je ne puisse rien y faire. Fort heureusement, je travaille l’après-midi aujourd’hui, et je suis bien disposée à ce que Leffe, Stella, et autres bières, n’aient plus aucun secret pour moi.

Donner les menus, ne pas oublier le sel, le poivre, le pain, la mayonnaise et le Tabasco pour le steak tartare. Débarrasser les assiettes dès que l’entrée est terminée, apporter les plats, puis les desserts. Bref, courir, courir, et courir. Sourire, sourire et sourire. Peu importe la fatigue ou les problèmes personnels, la serveuse porte un masque des heures durant qu’elle n’enlève qu’à la fin de la journée, redevenant alors une anonyme parmi les anonymes. Etre serveuse c’est être quelqu’un, jouer un rôle en somme, et s’oublier dans le souci de l’autre. Après une journée de pratique seulement, je sens mes gestes devenir plus précis, et je m’entends parler plus fort, rire même parfois. J’ai désormais les yeux et les oreilles partout, prête à bondir dès qu’un client m’adresse un regard quelque peu appuyé : « oui, je vous rapporte l’addition tout de suite. » Oui, c’est épuisant. Mais l’adrénaline est là, stimulante.

Derrière mon comptoir, je découvre peu à peu que chaque personne est unique ; je me surprends à imaginer la vie des uns et des autre, à regarder avec envie un jeune couple d’amoureux, et à m’attrister pour celui qui commande des bières dès 8 heures du matin. Je deviens le témoin de « fragments de vie », et la spectatrice d’une relation cachée entre un homme et sa jeune maitresse. Je suis aux premières loges.

J’entends le patron, d’origine serbe, parler des guerres de Yougoslavie, puis Morgane de ses projets au cinéma. J’aime le bruit, ce grouillement incessant de gens qui entrent et qui sortent, un sourire inattendu, une remarque agréable, et même l’impatience agacée de celui qui attend depuis déjà trente minutes son entrecôte grillée.

Et puis il y a les habitués, ceux que je n’ai vu que deux fois mais avec lesquels j’échange déjà des paroles complices : « 4 pintes de bières, comme hier ? ». J’essaie d’anticiper leurs attentes en me remémorant leurs souhaits de la veille : celui-ci mange sa viande avec de la moutarde, celui-là avec de la sauce béarnaise. Ils apprécient de n’avoir rien à demander, et je sais déjà qu’ils reviendront : l’atmosphère est très conviviale, et j’ai peu à peu l’impression de recevoir tous ces gens chez moi, comme des amis de longue date. Avec mes collègues comme avec les clients, je suis certaine qu’en deux mois des liens vont se tisser, et que de belles amitiés vont certainement voir le jour. Naïve ? Peut-être. Mais cette expérience me plait déjà parce qu’elle est humaine, pour le meilleur comme pour le pire.

Le pire justement, c’est l’envers du décor. Les travers que connaissent bons nombres de brasseries, dès qu’au bar s’accoudent des personnes fortement alcoolisées. Si le matin le comptoir est aux travailleurs de nuit,  la fin d’après-midi voit paraitre son lot d’alcooliques et de dragueurs invétérés (qui se confondent souvent).

Maryvette, quarante-sept ans, artiste peintre, arrive le plus souvent déjà bien éméchée ; et il n’est pas rare que le patron refuse de lui servir à boire : elle menace alors de « lui assassiner la tête ».  Cette femme au visage ravagé par l’alcool est amoureuse d’un jeune trentenaire qui travaille dans une banque non loin de là et qui a ses habitudes dans cette brasserie. Elle l’attend parfois des heures, et lui fait des déclarations d’amour enflammées. Il la repousse, elle boit.

Et puis il y a un homme dont je ne sais le nom, qui me demande des verres de vin en me jurant que je suis la plus belle femme au monde. Il me le répète sans cesse en m’assurant que si on ne  dit pas assez ce genre de choses aux femmes, elles ont tendance à ne pas y croire.

Toutefois, certaines personnes ont des comportements nettement moins amusants, voire même inquiétants,  lorsque le délire se mêle à l’alcool. Ainsi cet individu aux yeux bleus perçants qui me fixait pendant de longues minutes, avant de me crier dans les oreilles qu’il y a bien longtemps j’étais « princesse de l’empire Austro-Hongrois ! » ; puis, s’adressant à Morgane : « Vous, vous étiez prostituée dans un bordel mal fréquenté ! ».

Enfin, il y a les naïfs, ceux qui confondent « serveuse » et « fille facile » et vous font des clins d’œil en espérant que cela suffise à vous séduire. Ceux qui utilisent de subtils langages cryptés en essayant de plonger leurs yeux dans les vôtres : « Mmm, mademoiselle, vraiment, il était déli-ci-eux votre café… Je reviendrai… pour le café… ». André Breton n’a-t-il pas dit, au sujet de la poésie, que « les mots font l’amour » ?

Hélas, n’est pas poète qui veut.

Et puis il y a les « gros lourds », tout simplement, qui insistent pour avoir votre numéro de téléphone, qu’ils n’auront jamais, et finissent par vous dire : « je vois que vous êtes occupée, je retenterai ma chance demain. »

Mais celui qui ne dit rien est celui-là même qui capte toute votre attention. Il vous regarde discrètement, et respectueusement, sans oser vous interrompre dans votre travail. Celui-là se fait remarquer par sa retenue, et par sa finesse. Il vous pose quelques questions, pour vous faire part de son intérêt,  mais ose à peine vous déranger.

Je sais qu’il sera là demain.

Troisième jour : Fidéliser la clientèle.

7 heures 30 : il est là. Le patron m’assure qu’en trois ans ce client régulier, qui est aussi son ami, n’est jamais venu le matin.

11 heures : Morgane s’est faite livrer un très joli bouquet de pivoines. Une carte anonyme. Un mot : « parce que vous êtes sublime. »

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