Plats renversés, amitiés d’un été et hypocrisie : mon job de serveuse dans un restaurant

Plats renversés, amitiés d’un été et hypocrisie : mon job de serveuse dans un restaurant

L’été à Paris, les terrasses fleurissent de touristes et de serveurs novices. Les bras chargés de magrets de canard et de Haut-Médoc, Audrey Renaud* a fait ses armes en 2008 dans une enseigne du 18e arrondissement. Une succulente expérience pleine de pourboires et de ventres affamés. Dans notre série jobs d’été, après l’employé à Subway, voici la serveuse de restaurant.

 Plats renversés, amitiés d'un été et hypocrisie : mon job de serveuse dans un restaurant

Audrey Renaud savait bien user de son humour pour le transformer en pourboire (image d’illustration. Espagne SUPERSTOCK/SIPA).

Et BAM ! Le magret de canard est bien là, par terre, sur la terrasse, au pied du client, au lieu d’être sur la table. J’aurais voulu dire : “Putain d’assiette et foutu canard ! J’en ai partout sur mon tee-shirt, et toi là d’abord, qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça, t’as jamais vu un magret de canard ?… Rhaaa, si tu pouvais le ramasser et le manger d’ailleurs, ça te tuerait pas.”

À la place, j’arbore un sourire serein et assure que “nous allons faire au plus vite monsieur, je suis sincèrement désolée, et en plus vous allez devoir supporter une serveuse qui sent le canard” (Le petit trait d’humour qui transforme l’énervement en super pourboire !). Cette histoire me fait perdre au moins dix minutes, les cuisiniers râlent à cause du deuxième magret à faire en cinq secondes, mes collègues aussi parce qu’elles ont dû s’occuper de mes autres clients pendant que je nettoyais… Mais c’est pas grave, ma place ici, je l’ai faite…

 

Je la trouve où, mon expérience ?

Il fallait que je trouve un boulot à temps plein pour l’été 2008. En avril, prévoyante, je m’organise des journées “dépôts de CV” dans quelques restaurants du 18e arrondissement de Paris. Mais il faut croire que, sans expérience, pas possible d’être embauchée. Ça en devient presque décourageant ; je la trouve où, moi, mon expérience, si on n’embauche qu’avec de l’expérience ?

Et finalement, on me rappelle : nourriture du Sud-Ouest, cuisine ouverte de midi à minuit non-stop, dans une rue touristique de Paris. Le salaire est correct, et avec ce qu’on m’a dit des pourboires, ça semble parfait. Le hic, c’est que je dois commencer tout de suite. Seulement, j’ai déjà un travail de nounou à mi-temps plus les partiels qui arrivent à l’université. Ça risque d’être compliqué… “Oui mais il faut qu’on te forme, et c’est pas grave, t’auras qu’à venir travailler le dimanche. Et si ça marche, on te prend à temps plein cet été…”

Un jeune gars expérimenté du service me prend en charge le premier jour. Il m’apprend à tenir un plateau rempli de boissons de tailles et poids différents, à dresser une table pour deux en 30 secondes top chrono, (ouf ! j’ai fait 29), à porter deux assiettes pleines sur le même bras, le pain, sel et poivre dans l’autre en arborant (toujours !) un air accueillant. Au bout de quelques dimanches j’ai compris le truc : dressage de table, accueil client, commande, service, paiement, débarrassage, redressage.

 

Jouer au garçon de café

Puis l’été arrive. Grosse saison touristique. Je me prends à “jouer au garçon de café” : de plus en plus à l’aise avec la clientèle, je sais dire “saignant” en anglais, espagnol et même peut-être allemand le temps d’un service ; je connais mon métier, je porte six plats de deux kilos chacun à bout de bras, et je monte même les escaliers en colimaçon avec.

Les pourboires affluent, je fais parfois des journées de 13 heures, c’est interdit certes, mais je ne dépasse pas les 40 heures par semaine, et il paraît que c’est rare ! Je suis fière de me servir de mon “limo” (limonadier, tire-bouchon) pendant mes jours de congé. Et oui, j’apprends le jargon : “Chaud derrière !” crie ma collègue en passant avec un cassoulet et deux salades de chèvre chaud pendant le “coup de feu”.

J’ai juste le temps d’esquiver sa marche à 25 km/h. Comme tous les soirs, on est “dans le jus”. À peine le temps d’encaisser les deux “relous de la huit qui ont pris une salade pour deux”, j’ai même pas encore ramassé mes “tips” qu’une vieille dame s’est déjà assise à leur place : “Madame si vous voulez bien vous installer juste à côté, il faut que je fasse le débarrassage et la mise en place ici.” Ça l’énerve, elle n’y comprend pas grand-chose, et c’est normal d’ailleurs, mais ça a suffit pour qu’on la surnomme discrètement “la bique”, et que son surnom arrive jusqu’en cuisine.

C’était un truc entre nous, et il en faut ! Notre complicité entre serveuses nous rapproche. On est un peu toutes amies en quelques jours, et c’est ça qui fait tenir. Ou partir !…

 

Marche ou crève

Début juillet, on a besoin d’embaucher. Une nana arrive, notre âge, prête à apprendre, elle aurait sûrement pu être agréable et professionnelle. Mais la pauvre s’est heurtée à une meute de chiennes aux dents acérées. On aurait dit cinq acolytes de téléréalité : “Ici c’est chez nous, et toi la nouvelle, c’est marche ou crève sauf qu’on te laissera pas le temps de marcher, au cas où t’aurais pas compris, on est amies pour la vie.”

Nous, notre place est faite. Évidemment, devant cette intimidation sournoise et déguisée, elle en a perdu l’ordre de ces commandes, et après un jour d’essai, le patron ne l’a pas gardée. Amies pour la vie… oui, le temps de l’été. Fallait arriver plus tôt, pas en plein “rush” de juillet.

Nous, notre place est faite, on sort après le service du soir à 2 heures du matin dans le quartier, on retrouve les saisonniers des bars voisins, on connaît les clients habitués, les barmen, et les patrons. On potine.

Nous, notre place et faite, mais juste pour un temps. Et ce côté éphémère rend l’expérience à la fois si forte et si passagère qu’on se demande si c’était bien réel.

Le Plus Nouvel Obs

 

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