Les robots seront capables de faire de la gastronomie pour un coût dérisoire

Les robots seront capables de faire de la gastronomie pour un coût dérisoire

 

Révolution technologique majeure, l’intelligence artificielle appliquée à tous les secteurs pourrait changer complètement l’organisation de nos sociétés. Et supprimer une bonne partie du travail. Tiffany Blandin, journaliste spécialisée en économie, a enquêté sur ce que devrait être le monde de demain.

Les robots seront capables de faire de la gastronomie pour un coût dérisoire
Raréfaction de l’emploi, arrivée des robots: va-t-on assister à la mort du travail? Tiffany Blandin, journaliste à Paris, a passé six mois autour du globe pour mener l’enquête, rencontrer des chercheurs et des chefs d’entreprise. Et essayer de faire le point sur ce qui nous attend vraiment.

Vous dressez un constat alarmant: le monde du travail est malade…

Les différentes études menées sur le sujet arrivent à la conclusion que 10 à 47% des métiers pourraient être automatisés, et donc supprimés, ces prochaines années. Mais attention de ne pas prendre les chiffres au pied de la lettre. Il s’agit de prospective, et personne n’a de boule de cristal! Cela dit, le cabinet de conseils en stratégie McKinsey penche pour les chiffres les plus alarmants, signe qu’il y a quand même un problème. On ne sait pas ce qui va se passer, mais se voiler la face, c’est aller au-devant de catastrophes sociales.

Quelles sont les principales causes de l’érosion du travail?

Le marché du travail actuel est complètement absurde.

Tiffany Blandin
 

D’une part, les salariés sont de plus en plus pressurés, à cause de la crise économique qui impose un management strict de réduction des coûts. Et d’autre part, certaines personnes n’ont pas assez de travail: la France comptait quatre millions de chômeurs il y a vingt ans, elle en compte six millions aujourd’hui, soit une augmentation de 50%! Les jeunes diplômés ont de plus en plus de mal à s’insérer dans le monde de l’entreprise, ils ne trouvent que des contrats à durée déterminée (CDD). La technologie numérique est le moyen qui a permis aux directions d’entreprise de demander aux salariés d’en faire toujours plus. L’intelligence artificielle sera encore plus invasive. Beaucoup de tâches pourront être déléguées à des assistants virtuels et, pour certains métiers, il n’y aura plus de tâches du tout!

Mais n’est-ce pas une peur récurrente qui accompagne chaque innovation technique ou sociale?

Oui, la peur des humains envers les machines est née avec la technologie, même avant la révolution industrielle. Quand la moissonneuse-batteuse a été inventée, l’agriculteur est devenu plus efficace et donc, on a eu moins besoin d’agriculteurs. Mais l’intelligence artificielle est d’autant plus inquiétante qu’elle va toucher tous les secteurs en même temps, y compris les métiers intellectuels. Que ce soit l’industrie, les banques, la restauration ou l’éducation, puisqu’on peut imaginer enseigner avec des logiciels intelligents…

Peut-on vraiment automatiser tous les métiers?

Non, bien sûr. Même les études les plus pessimistes ne parlent que d’un emploi sur deux. Dans la plupart des cas, seule une partie des tâches pourra être automatisée. Mais le problème demeure, car si la moitié des tâches d’un métier est supprimée, au lieu d’avoir besoin de deux personnes pour faire ce travail, une seule suffira…

Tiffany Blandin: «Les métiers où il faut être créatif et prendre des décisions resteront entre les mains de l’homme.»

Mais qu’en est-il des métiers plus complexes, comme avocat ou cuisinier…

Le métier d’avocat peut être en partie automatisé. Il n’existe pas encore de robot pour plaider au tribunal, ce qui poserait un certain nombre de questions éthiques, du genre: va-t-on confier à une machine le soin de défendre des intérêts humains? Mais pour ce qui est des tâches qui sont souvent attribuées aux jeunes professionnels, comme le tri de dossiers, des cas de jurisprudence, il existe déjà un robot virtuel qui peut faire ce travail préparatoire. Le logiciel est capable de chercher les informations pertinentes dans une grande masse de données. Au final, même si la plaidoirie reste humaine, on aura besoin de moins d’avocats. C’est pareil pour le métier de cuisinier. Les robots collaboratifs, qui sont en train d’être développés dans les laboratoires, peuvent apprendre des gestes très précis. Le robot sera capable de faire de la gastronomie pour un coût dérisoire. Du coup, ce sera plus avantageux pour un patron de restaurant d’utiliser cette technologie-là plutôt qu’un vrai cuisinier, d’autant que les plats seront tout aussi bons si ce n’est meilleurs.

Quelles sont les professions qui risquent d’être touchées en premier?

L’intelligence artificielle aujourd’hui est très forte pour tout ce qui est reconnaissance visuelle et audio. Elle remplacera par exemple le travail que font certaines personnes dans les usines, comme vérifier qu’un produit est sans défaut. Tout ce qui est traduction ou retranscription pourra être fait par un logiciel. Les métiers de secrétaire et d’employé de bureau sont particulièrement menacés. Avec l’arrivée du véhicule autonome, presque au point techniquement, ce sont tous les métiers de la conduite, transporteurs routiers et chauffeurs de taxi, qui risquent bien de disparaître. Par contre, les métiers où il faut être créatif et prendre des décisions resteront entre les mains de l’homme.

Comme artiste, comédien et chef d’Etat…

(Rires) Oui, même les technophiles les plus convaincus ne pensent pas que les machines pourront remplacer l’humain dans ces professions.

Mais si les emplois répétitifs et éreintants devaient disparaître, serait-ce si catastrophique?

Au fond, même si la totalité des emplois disparaissaient, serait-ce une mauvaise chose? Pourquoi les robots ne feraient-ils pas tout le travail à notre place? On pourrait choisir alors d’être oisif, de pratiquer du sport ou des activités associatives… Oui, mais le problème vient du fait que, dans notre modèle de société, le travail sert à gagner de l’argent. Or, comment survivre sans salaire, sans reconnaissance sociale? Le chômage fait perdre toute situation, toute considération, tout lien social. Si on changeait le monde, ce serait parfait. Mais notre monde actuel n’est pas adapté à une telle évolution.

Il paraît que 60% des métiers de demain n’ont pas encore été inventés… L’intelligence artificielle ne va-t-elle pas aussi créer de nouveaux emplois?

Oui, bien sûr. Mais combien? Pour dix emplois qui disparaissent, si un nouvel emploi est créé, cela ne suffit pas. Je ne crois pas au mythe de la «destruction créatrice», processus imaginé par l’économiste Joseph Schumpeter, qui veut que la suppression d’un métier laisse la place à un nouveau. Si tous les secteurs sont touchés, ce sera un tsunami qui entraînera la disparition de beaucoup d’emplois en très peu de temps. Et puis, je crains que le numérique ne crée que peu d’emplois. Prenez l’exemple de l’appareil photo: il y a quelques années, à l’époque de l’argentique, beaucoup de personnes travaillaient dans ce secteur, de la fabrication jusqu’au développement. Aujourd’hui, les appareils sont fabriqués en usine par des robots et il n’y a presque plus de labos…

Notre destin est entre les mains de la Silicon Valley, en fait…

Pas tout à fait. Certes, Google, Microsoft, Amazon, Facebook sont des entreprises américaines, mais ces multinationales ont des filiales avec des employés dans le monde entier. Le patron de l’intelligence artificielle chez Facebook, Yann Le Cun, est français. La révolution technologique est complètement mondialisée. Il y a plein de petites équipes de recherche qui travaillent sur des aspects spécifiques de l’intelligence artificielle. C’est un mouvement mondial, qui va des Etats-Unis à la Chine en passant par l’Europe.

Comment voyez-vous le monde de demain: quelques détenteurs de la technologie et une masse de chômeurs?

On est en train de détricoter tout le salariat du XXe siècle.

La tendance aujourd’hui est d’abandonner l’idée du salarié protégé et de promouvoir les indépendants. Grâce à la technologie qui permet de travailler à distance, on va assister à une explosion des freelances sur une espèce de marché mondial. Qu’on embauche un graphiste qui vit en France, au Brésil ou en Alaska, quelle importance? Résultat: les travailleurs se retrouveront sans congé payé, sans assurance et surtout sans salaire minimum. Ce sera l’ère du «précariat», contraction de précarité et prolétariat, comme l’appelle Guy Standing, professeur d’économie à l’Université de Bath: des salaires de plus en plus bas, des gens d’accord de travailler pour rien finalement. Et, en parallèle, on aura une poignée d’emplois très qualifiés autour de la technologie, puisqu’on aura besoin de développeurs informatiques, d’experts en intelligence artificielle, etc.

Doit-on se préparer à la fin du plein emploi, voire à la mort du travail?

L’ère du plein emploi est déjà révolue! En tout cas en France, où le taux de chômage est incompressible depuis trente ans. Et cela risque d’empirer, puisqu’on va au-devant d’une diminution drastique du nombre d’emplois. Quant au travail, il existera toujours, puisque l’humain continuera à faire des choses utiles pour la société, mais sans être payé…

Le revenu minimum universel pourrait-il être une piste à suivre?

Oui, pour autant que ce ne soit pas qu’une façon d’acheter la paix sociale ni de créer une société à deux vitesses avec les productifs-­riches-puissants contre les bénévoles-­pauvres-faibles. Le vrai revenu universel devrait être inconditionnel, mensuel et versé à tout le monde. Cela pourrait être une solution, pour autant qu’elle permette de vivre décemment.

Ou faut-il se révolter contre les robots?

Est-ce qu’on arrête le progrès technique? C’est compliqué parce que ce sont des recher­ches mondiales. Mais il faudrait se poser la question, s’interroger sur ces emplois qui vont disparaître. Il devrait y avoir un débat public pour trouver des solutions, dès maintenant. Le problème, c’est que la plupart des gens, en France en tout cas, ne mesurent pas encore les risques. Aux Etats-Unis, Barack Obama avait demandé plusieurs rapports sur l’intelligence artificielle et pointait les risques pour l’emploi. En Europe, on n’en a pas encore pris conscience.

Quelles autres solutions voyez-vous?

Il n’y a aucune raison que les technologies restent entre les mains de quelques privilégiés. Certains réfléchissent à monter leur propre plateforme en ligne plutôt que de se rallier à Uber par exemple. Pourquoi ne pas imaginer un système coopératif avec l’intelligence artificielle, pourquoi ne pas relocaliser la production? Dans le monde, il existe de plus en plus de hackerspaces, des sortes d’atelier où chacun peut venir fabriquer ce qu’il veut. Tous les outils sont gratuitement mis à disposition du public. On peut y apprendre la programmation informatique, s’initier à l’électronique et même fabriquer un ordinateur. C’est le do it yourself pour remettre du sens et contrer la méritocratie. Si on prive les gens de leur emploi, pourquoi ne pourraient-ils pas réinventer une économie en partant du bas? Ils ne vont pas rester dans leur canapé à pleurer!

Vous êtes plutôt optimiste, en définitive…

Oui… Mais on est aujourd’hui à un carrefour et c’est maintenant qu’il faut s’emparer du problème pour éviter que cette intelligence artificielle ne crée trop d’inégalités entre les rares salariés protégés et la grande masse restante.

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