Reconversion : du bureau au fourneau

Envie de renouer avec le concret... De plus en plus d'adultes en reconversion se tournent vers la cuisine. Reportage à l'école Ferrières, le HEC de la gastronomie à la française.

Reconversion : du bureau au fourneau

Envie de renouer avec le concret… De plus en plus d’adultes en reconversion se tournent vers la cuisine. Reportage à l’école Ferrières, le HEC de la gastronomie à la française.

 

Reconversion: du bureau au fourneau

Fanja, ex-responsable des réclamations. Hervé, ex-étudiant en droit. Laureen, ex-esthéticienne. Et Tingkui, de Shanghai. E. GARAULT/PICTURE TANK POUR L’EXPRESS

Depuis quelque temps, elle compte les jours, Laureen. Pas ceux qui la séparent de la délivrance, mais de la renaissance. Le 4 juillet, cette frêle jeune femme de 26 ans débutera, comme commis, dans les cuisines de de Franck Putelat, un restaurant deux étoiles à Carcassonne. De dix à douze heures de travail quotidien pour un smic à peine amélioré.

Un job à des années-lumière du poste de responsable des réclamations qu’elle occupait il y a encore un an chez Transavia, la filiale low cost d’Air France. “Si je bosse dur, explique Laureen, le chef m’a promis qu’au bout de six mois, je pourrai prétendre à un poste de demi-chef de partie, c’est un peu mieux payé. Et puis, en province, on grimpe plus vite qu’à Paris.”

Le stress, la pression, l’ordre quasi militaire d’un restaurant étoilé, elle s’y attend, elle les espère, même. Qu’importe s’il faut endurer les doigts rougis par l’eau bouillante, les épaules endolories, les jambes lourdes après des heures de service.

Elle y croit, Laureen, elle s’accroche, butée, tendue, le regard noir rempli d’ambition. “Moi, je veux avoir un jour mon propre restaurant, en m’associant avec un sommelier ou un pâtissier”, ajoute-t-elle. D’ici là, il lui faut apprendre et apprendre encore, faire ses gammes, répéter les bons gestes et connaître par coeur les bases pour éviter le moindre faux pas.

Des élèves motivés, disciplinés

Ce matin étouffant de la fin mai, ils sont six, au garde-à-vous, à écouter religieusement les consignes du chef Romain Gourmoud. Ce professeur a usé ses couteaux dans bon nombre de restaurants étoilés -à la Rotonde, à Lyon, avec le chef Philipe Gauvreau; au Léon, au côté de Joseph Viola-, avant de rejoindre l’institut Paul Bocuse. L’enseignement, c’est son truc. “Avec eux, c’est du miel. Ils savent tous pourquoi ils sont là. Pas besoin de faire de la discipline”, explique-t-il rapidement en les désignant d’un rapide coup de menton.

Près de Laureen, bien campée sur ses deux jambes, Fanja, une ancienne esthéticienne de 40 ans qui a passé sa vie dans des spas de luxe. Et puis il y a Hervé, qui piaffe déjà. Lui, après des études de droit et de langues étrangères, a tout plaqué. Impassible, Tingkui boit les paroles du chef Gourmoud: il est arrivé directement de Shanghai, en janvier, sans parler un mot de français…

Tous ont laissé famille, enfants, conjoint, boulot confortable ou avenir bien tracé pour tenter l’aventure en cuisine. Oser -enfin!- vivre leur passion. Et ils y ont mis le prix: 18000 euros les huit mois intensifs d’apprentissage à l’école de gastronomie et d’hôtellerie Ferrières, l’une des plus renommées de France, située non loin du parc Disneyland, à Marne-la-Vallée.

Les métiers de bouche aujourd’hui valorisés

Ateliers de remise à niveau en cuisine ou en pâtisserie, Bachelor en trois ans et Master en management du luxe… Ferrières se veut la concurrente français de de la prestigieuse école de Lausanne. Quelque 150 étudiants sont attendus à la rentrée prochaine. “80% de ceux qui s’inscrivent dans les ateliers le font avec l’objectif de changer de vie”, reconnaît le directeur, Khalil Khater.

Evidemment, le succès médiatique des Top Chef et autres Masterchefa radicalement changé l’image des métiers de bouche auprès du grand public. Du coup, le profil des apprentis cuisiniers ou pâtissiers a aussi évolué. “On a même récemment formé un avocat d’affaires”, sourit Pierre Frangieh, directeur adjoint de l’école. Aujourd’hui, c’est foie gras dans tous ses états: en terrine, farci de framboises fraîches, poché dans du vin rouge ou, tout simplement, poêlé, agrémenté d’un chutney de rhubarbe ou d’une compotée de fruits rouges au miel.

“Si je remplace le poivre du Sichu an par du poivre rouge de Jamaïque, ça marche aussi?” s’interroge Tingkui. “Et si, au lieu des framboises, on entrelardait le foie gras d’algues pour la terrine?”, questionne Hervé. “Tu laisses tomber les algues. Pour le moment, tu apprends les bases. L’imagination, ça sera pour plus tard”, coupe le chef Gourmoud.

Prendre sa vie en main

Silencieusement au-dessus de l’évier, Fanja épluche les tiges de rhubarbe pour le chutney. Surtout ne pas laisser de fils. Ensuite, il faudra gratter méticuleusement la queue des navets pour la poêlée de légumes glacés. Et, enfin, enlever la peau de chaque petit pois après les avoir ébouillantés. Fastidieux? “Pas pour moi qui ai fait des massages pendant vingt ans. A la fin, je ne pouvais plus supporter les corps nus, je ne voyais que les défauts”, explique-t-elle, sans lâcher son économe.

Fanja a sauté le pas quand sa seconde fille a obtenu son bac et décroché une place dans une bonne école d’ingénieur. “Je me suis dit que, maintenant, je pouvais m’occuper de moi”, sourit-elle. Elle entend parler de l’école Ferrières dans une émission de télévision, passe les entretiens, décroche un prêt à la banque pour payer ses études. Entre-temps, elle persuade son employeur de signer une rupture conventionnelle de contrat pour toucher le chômage, puis fait ses valises.

Depuis janvier, la jeune femme vit dans un studio à Bussy-Saint-Georges (Seine-et-Marne), une ville nouvelle non loin de l’école, et avale des heures de train tous les week-ends pour retrouver ses deux filles restées à Nîmes. Cet été, Fanja partira en stage dans un restaurant étoilé de Monaco. “Mes filles sont fières de moi”, lâche-t-elle, les yeux brillants.

Un virage professionnel pas simple à faire accepter

Un tel virage n’est pas toujours facile à faire accepter à son entourage. “Sur le papier, j’avais tout pour être heureuse, confie la jeune Laureen. Un job bien payé, une belle ascension professionnelle. Sauf que l’été dernier, j’ai réalisé que je ne pouvais pas passer ma vie à faire des tableaux Excel dix heures par jour.”

Evidemment, ses parents ont accusé le coup quand elle leur a annoncé qu’elle laissait tout tomber. “J’ai enfin osé leur dire que je rêvais depuis toujours de faire de la cuisine.” La “bonne élève” a fini par casser son image. Et tant pis si elle a dû reprendre un crédit à la banque pour financer sa formation alors qu’elle n’a toujours pas terminé de payer son école de commerce.

L’avenir? Tous trouveront un job à la sortie de l’école. Hervé a déjà signé pour un poste de commis dans un luxueux restaurant londonien. Mais pas d’angélisme, ils en ont conscience: leurs salaires seront aussi maigres que leurs journées de travail seront rudes et longues.

Et puis, on ne se fait pas de cadeaux en cuisine. “Quand j’ai postulé dans un restaurant étoilé à Paris, le chef m’a bien fait comprendre que je n’effacerai jamais les dix années de cuisine que j’ai perdues”, raconte Laureen. La jeune femme, comme ses camarades de promo, n’en a cure. Elle vit enfin.

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