Quand les chefs français deviennent des héros de série américaine

Quand les chefs français deviennent des héros de série américaine

 

La troisième saison de «Chef’s Table», une série documentaire de Netflix, suit quatre chefs français dont l’histoire est écrite comme un scénario de série américaine.

 

Quand les chefs français deviennent des héros de série américaine
Michel TroisGros et David Gelb, réalisateur de «Chef’s Table», dans le restaurant TroisGros à Roanne | Lucie Cipolla / Netflix

 

Sur le port de l’Herbaudière, au bout de la presqu’île de Noirmoutier, le vent souffle en ce début de mois de juillet, amenant avec lui l’odeur de la mer. En face des pêcheurs et de leurs bateaux, on trouve La Marine. Le chef Alexandre Couillon (qui affiche fièrement son nom sur une plaque à l’entrée) est installé avec sa femme depuis 1999 dans ce qui n’a longtemps été qu’un attrape-touristes. Deux étoiles au guide Michelin plus tard, il a amené les amoureux de poisson jusqu’à ses tables, dans ce bout de terre qu’il a toujours vu comme un «désert gastronomique».

Il a aussi attiré à lui les caméras d’un réalisateur américain. En 2014, David Gelb a créé Chef’s Table après avoir réalisé un documentaire –Jiro Dreams of Sushi– sur le seul restaurant de sushis à avoir trois étoiles au Guide Michelin. Chef’s Table m’avait déjà amenée à Modène en Italie: j’avais absolument voulu aller goûter la tarte au citron explosée de Massimo Bottura, le héros du tout premier épisode de la série. Avant Noirmoutier, David Gelb nous a aussi montré les États-Unis, le Brésil, la Suède, la Patagonie, la Nouvelle-Zélande… En deux saisons, il nous a raconté les histoires de douze chefs du monde entier. Que pouvait-il donc faire en débarquant en France? La recette allait-elle aussi bien marcher avec une cuisine, des décors, des visages plus familiers? Dans les saisons précédentes, on en avait pris plein les yeux avec les coussins à la muscade et le ballon en sucre de Grant Achatz à Chicago, les fourmis dorées de Alex Atala au Brésil… Paris, les paysages de Vendée et de Loire, aussi beaux soient-ils, sont forcément moins exotiques pour le public français, qui peut regarder les épisodes sur Netflix depuis ce 2 septembre.

Dégustant le menu de La Marine, qu’il n’avait pas encore testé puisque ce n’est pas lui qui a réalisé l’épisode consacré à Alexandre Couillon, David Gelb explique comment le casting a été effectué:

«Nous voulions faire quelque chose de spécial pour la France. La France, c’est la Mecque de la nourriture. Dans les saisons précédentes, les chefs n’étaient pas en France, mais avaient appris de grands chefs français –Massimo Bottura a travaillé avec Alain Ducasse… Dans la saison 2, nous avons Dominique Crenn, cheffe française qui fait une cuisine française à San Francisco, à l’atelier Crenn. Nous ne voulions pas juste un chef pour représenter tout le pays.»

Un casting compliqué

Le jeune Américain de 32 ans n’est pas allé voir Alain Ducasse ou Joël Robuchon: il a choisi quatre chefs (contre six dans les saisons précédentes) aux parcours très différents. Deux installés: Alain Passard, 60 ans, fou des légumes installé rue de Varenne, dans le cossu VIIearrondissement de Paris, et Michel Troisgros, 58 ans, à la tête de l’historique trois étoiles TroisGros à Roanne, dans la Loire. Et deux jeunes qui ont fait leurs preuves: Adeline Grattard (38 ans) et son yam’Tcha, restaurant/salon thé influencé par la culture chinoise dans une rue étranglée du centre de Paris, et Alexandre Couillon (40 ans), les pieds dans le port de la presqu’île de Noirmoutier. Le casting parfait: la France de Paris à la mer en passant par une ville historique de la gastronomie hexagonale, Roanne; du poisson (La Marine) à la crème (Troisgros), du thé (yam’Tcha) aux légumes (L’Arpège).

Si cette saison se passe en France, le pays de la gastronomie, le paysage local a bien changé. Adeline Grattard a passé deux ans à Hong-Kong –son mari Chiwa est chinois et tient le salon de thé. Alexandre Couillon a appris à tuer le poisson vivant au Japon. Alain Passard a arrêté la viande rouge et préfère les légumes, qu’il cultive dans deux potagers. Michel Troisgros a réinventé le saumon à l’oseille, que son père et son oncle avaient érigé au rang de classique de la gastronomie française du XXe siècle. Les nappes blanches et les restaurants guindés existent toujours, mais ils ont été bousculés par une jeune génération qui a lancé foule de bistrots où l’on mange des produits au goût à tomber par terre. Dans l’un des épisodes, celui consacré à yam’Tcha, le critique François Simon décrit très bien cette évolution:

«Ce qu’il y a d’extraordinaire à Paris depuis dix-quinze ans, c’est qu’il y a une véritable implosion de la gastronomie, la scène est devenue quasiment incompréhensible et illisible et c’est ce qui la rend passionnante. Il y a une chose très intéressante qui est née, c’est le goût de chacun. Les chefs ouvrent les yeux, ils ont simplement envie de faire leur cuisine.»

Quand les chefs français deviennent des héros de série américaine

Alain Passard dans sa cuisine à L’Arpège | Lucie Cipolla / Netflix

 

Les chefs qu’a sélectionnés David Gelb collent bien à cette description. Il les a choisis comme des personnages, en s’assurant bien qu’il avait des caractères différents et une histoire à raconter:

«Nous avons besoin que les chefs passent bien à la caméra parce que ce sont eux qui racontent leur histoire. Ils doivent en être à des points différents de leur carrière, de leur renommée et avoir envie de dire ce qui a motivé leur cuisine. Les plats que l’on montre sont généralement liés à un moment. Ces chefs sont des artistes qui racontent les goûts de leur enfance, de leur vie avec des plats.»

Une histoire qui peut séduire Chef’s Table, c’est par exemple celle de Grant Achatz, un Américain qui a presque perdu le goût, que racontait le premier épisode de la saison 2. Qu’est-ce qui a attiré Netflix dans celle d’Alexandre Couillon?

«Le réalisateur Brian McGinn, responsable des repérages, cherchait un restaurant en dehors de Paris, en dehors d’une zone urbaine, quelque chose de spécial, dont pas grand monde n’avait entendu parler. Nous cherchions un endroit beau par la nourriture qu’il sert mais aussi par l’endroit où il se trouve. Cette île est magnifique.»

L’effet Netflix

A la fin du déjeuner, à côté de David Gelb, dans la salle où reste encore le four à pain qui servait autrefois pour tout le port, Alexandre Couillon, encore fébrile de son service, comprend en voyant les journalistes européens venus en apprendre plus sur la série (de l’Irlande au Portugal) ce que c’est d’être le personnage d’un épisode de Chef’s Table. Il n’avait jamais vu la série et a tout regardé quand il a été appelé, à l’automne 2015, par l’un des producteurs qui lui a demandé de raconter son histoire. Le lendemain, une équipe de huit personnes débarquait dans sa cuisine et allait rester une dizaine de jours:

«Quand ça vous tombe dessus, on se demande: “Pourquoi nous? Pourquoi moi? Pourquoi ici?” Quand on les a eus matin, midi et soir…  Je viens de réaliser ce qu’on a fait depuis dix-sept ans ici grâce à cette expérience. On ne s’en rend pas compte parce que c’est notre quotidien mais, en fait, c’est l’histoire d’un mec qui grandit dans un endroit et qui va essayer de raconter sa propre histoire. Avec, chaque année, une nouvelle étape: il y a eu le potager, aujourd’hui il y a le miel. Avec cette vision [donnée par la série], on met tout à plat.»

Quand les chefs français deviennent des héros de série américaine

Alexandre Couillon à La Marine | Lucie Cipolla / Netflix

 

Alexandre Couillon réalisera sûrement dans les mois à venir si la série lui a apporté une nouvelle clientèle. Lorsque l’épisode consacrée à la cheffe de Los Angeles Nikkia Nakayama a été diffusé, en 2015, son téléphone personnel, qu’elle utilisait pour prendre les réservations, a sonné soixante-dix fois en un week-end, contre dix à douze habituellement.

À Roanne, chez TroisGros, trois étoiles au Guide Michelin depuis près de cinquante ans, c’est la dernière génération qui a fait entrer les Américains dans l’immense cuisine que nous visitons un midi. César Troisgros, aux commandes avec son père Michel, lui-même fils de Pierre Troisgros, qui a fait de cette maison ce qu’elle est aujourd’hui avec son frère après que leurs parents ont acheté cette hôtel en 1930, avait déjà vu Chef’s Table et a poussé son père, qui était contre, à accepter. Michel Troisgros ne voulait pas voir débarquer cadreurs et preneurs de sons pendant des jours dans une cuisine de soixante-dix personnes où tout est millimétré. Le fils, qui se souvient aussi des documentaires du Français Paul Lacoste, sait que la série peut aider à remplir le restaurant les soirs de semaine. À donner envie aux touristes du monde entier (Netflix est disponible dans 190 pays) de prendre le train jusqu’à Roanne et de venir visiter le nouveau lieu qu’ils vont ouvrir l’an prochain, plus loin dans la campagne… Les plateaux de fromage ont beau être plus fournis que tout ceux que l’on ait vus, le saumon à l’oseille –le plat historique des frères Troisgros– meilleur que tout ceux qu’on mangera à l’avenir, il est important de séduire aussi un public plus jeune. Chef’s Tableest un investissement en temps, mais qui rapporte.

Un tournage à l’américaine

Près d’un an après le tournage, face à une tablée de journalistes, Michel Troisgros se dit ravi d’avoir accueilli les caméras. Beaucoup plus expérimenté dans l’exercice de l’interview qu’Alexandre Couillon, il s’est adapté. Quand l’équipe a pris d’assaut sa cuisine, les lumières ont été changées au profit d’une teinte plus verte, des rails ont été installés le long des travées. Le facteur temps, si important pour un cuisinier, allait forcément être affecté par ces moyens hollywoodiens. Un temps que David Gelb a d’ailleurs parfaitement capturé en immortalisant deux journées dans un timelapse de cinq secondes: un montage qui figure dans le générique rythmé par la musique de Max Richter (adaptée des «Quatre Saisons» de Vivaldi) qui accompagne la présentation des plats, des lieux et des chefs.

Michel Troisgros n’a toujours pas regardé l’intégralité de Chef’s Table, mais il s’est pris au jeu, raconte David Gelb. Il arrêtait ainsi parfois sa brigade et demandait que l’équipe vienne filmer: «Il savait où était l’action.» Les autres chefs aussi s’habituent progressivement à la présence de cette équipe encombrante qui pose beaucoup de questions. «Ils avaient des avis et des envies de réalisation», continue Gelb. Les équipes françaises dépêchées pour le tournage ont été impressionnées par ces conditions de tournage intenses, explique Alexandre Plossignac, le traducteur de la plupart des interviews. Lorsque lui-même s’est retrouvé un soir de l’automne 2015, sur un trottoir, à traduire les propos d’Adeline Grattard dans le froid, il n’a pas sourcillé. Car, pour que les histoires soient bien racontées, les interviews durent trois à quatre heures et le traducteur attend dans une autre pièce («comme à l’ONU», selon Gelb), afin de ne pas perturber l’entretien.

Quand les chefs français deviennent des héros de série américaine

Adeline Grattard dans sa cuisine à yam’Tcha à Paris | Lucie Cipolla / Netflix

Avec son esthétique chiadée –des images sont tournées au drone dans chaque épisode–, ses plans de coupe sur la ville ou la campagne comme dans toute série américaine, l’alternance de séquences d’action (le coup de feu chez Alexandre Couillon, la traversée des marchés à Hong Kong avec Adeline Grattard) et d’émotion (Alain Passard, parlant du feu de sa grand-mère ou, la larme à l’œil, expliquant comment il n’a jamais changé d’avis quant au métier qu’il a choisi à 14 ans), Chef’s Table crée des héros. Cette critique de la série dans le Guardian le résume très bien:

«Dans un monde où les médias qui traitent de gastronomie et d’alimentation pullulent, ce n’était qu’une question de temps avant que ceux chargés de faire les portraits de chefs ne se tournent vers les pages des comics Marvel pour trouver de l’inspiration. Le chef, ce Superman, doit avoir son mythe originel. Spider Man, c’était la morsure d’une araignée radioactive. Batman, le traumatisme de la mort de ses parents. Avec Dan Barber, le chef du restaurant Blue Hills à New York, qui ne cuisine qu’à partir des produits de sa ferme, c’était une tonne d’asperges.»

Avec Alexandre Couillon, ce sera les poissons. Adeline Grattard, la Chine. Alain Passard, les légumes. Michel Troisgros, la tradition.

Les réalisateurs ne sont d’ailleurs pas spécialistes du documentaire gastronomique, ni même du documentaire. Avant Chef’s Table, David Gelb avait réalisé un film d’horreur et un documentaire sur la Ford Mustang avant d’aller filmer Jiro Dreams of Sushi à Tokyo. Lui ne se voit pas comme un réalisateur de série, même s’il estimait, dans une interview donnée début 2016, que «certains épisodes ont des dimensions mélodramatiques, avec des fils narratifs qui semblent presque avoir été préparés». Il ne se voit pas non plus comme un showrunner, n’a pas d’autres idées de série: selon lui, chaque histoire constitue un film. Pourtant, à sa sortie, ce qui devait être une saison 3 a été retitré Chef’s Table France, saison 1: il reste donc des personnages à aller filmer, plus que leurs plats.

«Vous pouvez passer un épisode entier à n’entendre personne essayer de vous parler du goût d’un plat», lisait-on en effet dans le Hollywood Reporter à propos de la saison 2. On peut admirer en gros plan les plus emblématiques, souvent à la fin des épisodes: l’Erika à La Marine (une huître noire, en souvenir de la castrophe pétrolière en 1999), le poulet-canard cuit dans son foin (qui réunit les deux viandes en une) d’Alain Passard à L’Arpège, le «lait et truffe noire» de Michel Troisgros, inspiré de l’artiste Lucio Fontana, ou la bao au Stilton d’Adeline Grattard à yam’Tcha, ces petits pains à la vapeur chinois garnis d’un fromage bleu anglais. Mais à la fin des quatre épisodes, on n’aura pas vu beaucoup de cuisine, si ce n’est Michel Troisgros testant toutes les cuissons du saumon ou Alexandre Couillon rageant face à des Saint-Jacques de piètre qualité. Car ce n’est pas la cuisine la star: David Gelb concède même qu’il ne parle que trop peu de vin, «parce que je ne sais pas bien le filmer».

Autre bémol, la série est tellement américaine que le montage a été fait par des anglophones, et les interviews des chefs (en français) ont parfois été coupées trop vite. Le spectateur francophone entendra les phrases tronquées, pas le reste du monde. On connaît un peu mieux en revanche ces chefs, ceux qui ouvrent rarement leur cuisine, qui sont longtemps restés cachés derrière leurs portes. On les a vus dans leur environnement familial, dans leur cuisine, dans leur restaurant, dans leur cave, avec leurs enfants, avec leurs parents. Comme dans les saisons précédentes, on les identifie rapidement comme des héros à les voir trimer et passer des heures à penser un plat. Le spectateur ne peut ainsi que s’émouvoir lorsqu’Alexandre Couillon, sur le point d’abandonner son restaurant en 2007, apprend en écoutant la radio, alors qu’il passe le pont pour rejoindre Noirmoutier, qu’il vient d’obtenir sa première étoile. Le retournement de situation parfait pour n’importe quel scénariste, et la recette d’une bonne série: l’empathie que l’on peut éprouver pour les personnages.

Slate

Partgagez

Plus d'articles

Ecrivez-nous