L'oeuf parfait, dernière lubie des chefs

Autre mode de cuisson: le lave-vaisselle. "On peut y cuire les oeufs si la température est à plus de 62°C; cela permet de faire des économies d'énergie! Et même sur un radiateur, si la chaudière est bien réglée", assure le physico-chimiste.

L’oeuf parfait, dernière lubie des chefs

 

Du bistrot de quartier aux tables gastronomiques et adresses dans le vent, il est partout. Décryptage d’un tic, non seulement de langage, mais surtout de toque.

L'oeuf parfait, dernière lubie des chefs

L’oeuf parfait indique une cuisson à basse température, au degré près, afin d’obtenir un jeu de texture sensationnel.

Mais qu’ont-ils tous avec l'”oeuf parfait”? On le voit sur toutes les cartes et ardoises, il a même prié son rival, l’oeuf mollet, d’aller se faire cuire. Toute la nouvelle génération de chefs s’en est emparée. On le retrouve en version carbonara aux Affranchis, bistronomique chez Neva Cuisine, marié à l’oseille dans les assiettes de l’institution Lucas Carton, et jusque sur les tables les plus branchées: chez Pierre Sang on Gambey, où il est cuisiné avec des lentilles et du kimchi, et au Grand Pigalle, l’hôtel de la bande de l’Expérimental -l’un des meilleurs bars à cocktails de la capitale-, servi avec une crème de topinambours, des noisettes au beurre et des champignons.

S’il n’a rien de révolutionnaire -déjà en 2012, le Figaroscope le plaçait en bonne position dans sa liste des snobismes parisiens-, il se distingue par son jeu sensationnel de textures et de saveurs. Cuit à basse température, autour de 65°C, l’oeuf parfait est plus tendre et plus onctueux qu’un oeuf dur, plus ferme qu’un oeuf mollet. Son blanc est tremblant et soyeux tandis que son jaune affiche un crémeux coulant. Argument de poids pour les restaurateurs, cette recette est très bon marché et s’accommode avec de nombreux produits. Il se murmure que le prix de vente affiché sur la carte d’un restaurant serait cinq à six fois supérieur à celui de sa réalisation. De quoi marger plutôt grassement…

L’oeuf parfait éclot en 1987
L’oeuf parfait ne date pourtant pas d’hier. Il est même l’un des derniers survivants d’une révolution menée au début des années 1990, la gastronomie moléculaire. Un croisement de la science et de l’art culinaire initié par le physicien Nicholas Kurti et le physico-chimiste Hervé This. A ce dernier revient la paternité de l’oeuf parfait, qu’il présenta pour la première fois en 1987, dans le cadre de ses travaux sur l’oeuf. Le chercheur y démontre que le blanc coagule à 62°C et le jaune, à 68°C, et joue sur une fourchette thermique de quelques degrés pour créer des recettes, exécutées par son ami Pierre Gagnaire, le chef 3 étoiles du Balzac.

C’est à cette période que les formules “oeuf à basse température” ou “oeuf à 65°C” éclosent; des expressions de laborantins, peu glamour. Depuis, elles ont laissé place à l'”oeuf parfait”, une formule de compétition taillée pour le succès. “C’était une erreur de l’avoir nommé ainsi. A l’époque, j’étais en quête de l’oeuf dur parfait; encore faut-il définir objectivement la notion de perfection. Finalement, la version parfaite, c’est celle que l’on préfère”, explique Hervé This. “Peu importe la durée, de une heure à quatre heures, la cuisson s’effectue à 65°C. A cette température, le blanc est moelleux et onctueux, et le jaune est pris sans durcir. A 67°C, il devient ‘pommade’, à 69°C, il s’assèche et perd sa couleur orangée”, conclut le physico-chimiste.

L'oeuf parfait, dernière lubie des chefs

L’oeuf parfait a le blanc tremblant et soyeux, le jaune crémeux coulant.

L’oeuf parfait connaît un destin mondial. D’El Bulli, en Catalogne, aux plus hautes cimes, chez Marc Veyrat, il devient l’emblème de cette mutation gastroculturelle. En hommage à ce produit, le chef Olivier Nasti, à Kaysersberg, a même nommé sa table étoilée 64° Le Restaurant.

Des origines antiques
Si Hervé This a créé l’expression “oeuf parfait”, le concept de cuisson à basse température se conjugue à l’imparfait, puisque l’oeuf à 65 ° est un descendant des onsen tamago (“oeufs [tamago] cuits dans les sources [onsen] chaudes”). Une préparation traditionnelle nipponne consistant à les laisser pendant plus de quinze minutes dans une eau thermale riche en souffre, en dessous du point d’ébullition. On les déguste sur le pouce, accompagnés de sel et de poivre. “Je n’ai certes pas inventé la technique, mais la cuisson au degré près”, rétorque Hervé This. Les communautés juives de Grèce et de Turquie avaient, elles aussi, leur méthode: les oeufs hamine étaient cuits dans des braises pendant six heures, avant shabbat.

Autre mode de cuisson: le lave-vaisselle. “On peut y cuire les oeufs si la température est à plus de 62°C; cela permet de faire des économies d’énergie! Et même sur un radiateur, si la chaudière est bien réglée”, assure le physico-chimiste.

Mollet ou parfait, la bataille de l’oeuf
Cette réincarnation moderne de l’oeuf cuit à basse température a séduit de nombreux chefs, dont Enrico Bertazzo, du restaurant Les Affranchis, dans le IXe arrondissement de Paris: “Je me suis amusé à déstructurer la carbonara en y recréant le goût, mais sans les pâtes. Je le cuis à 62°C, il est parfait quand le jaune et le blanc ont la même texture.” Restent les opposants, fervents défenseurs de l’oeuf mollet, comme Cyril Lignac, qui le propose en entrée, accompagné d’une poêlée de champignons, ricotta, noisettes dans son restaurant parisien Le Chardenoux.

Entre les deux, le coeur d’Eric Frechon (auteur d’OEufs, éd. Solar) balance: “Le blanc de l’oeuf parfait est trop clair, le jaune n’est pas assez crémeux à mon goût; l’ensemble manque de texture. Je préfère un oeuf à mi-chemin des deux, cuit à 68°C, il est plus consistant; ensuite, on l’adapte à son goût: c’est ça, la perfection. Il y a des oeufs parfaits correctement cuits mais ratés en termes de recette.” Le chef David Toutain, lui, reste modéré: “L’oeuf est un produit magnifique, mais rien n’est parfait.” Si le terme fleurit sur les cartes, l’ingénieur agronome Bruno Goussault préfère l’expression “juste température”. L’oeuf parfait, snobisme culinaire, radinerie de chef ou véritable exploit gastronomique? Un peu de tout cela à la fois, et c’est sans doute la raison de sa postérité.

LE CONSEIL DU CHEF

Plonger les oeufs dans une casserole remplie d’eau à 65°C. Il s’agit de maintenir l’eau à bonne température, grâce à un thermomètre de cuisson: la casserole étant hors de la source de chaleur, soit on l’y remet très brièvement, soit on ajoute de l’eau tiède. On peut également utiliser un thermoplongeur ou un robot de cuisine de dernière génération équipé d’un thermostat précis. Hervé This, lui, place la boîte d’oeufs directement dans le four, à 65°C.

Mina Soundiram

 

 

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