Les femmes cheffes ont enfin leur place et leurs étoiles

Les femmes cheffes ont enfin leur place et leurs étoiles

 

Les femmes cheffes ont enfin leur place et leurs étoiles
Au restaurant la Dame de Pic à Londres, maquereau de petite pêche | © Jean-François Mallet

C’est une révolution ou une évolution naturelle dans le monde clos des auberges, des bistrots, des tables étoilées ou pas: il y a désormais une approche féminine de la cuisine professionnelle.

Les vestales des fourneaux sont débauchées, recherchées, demandées par des chefs connus, des propriétaires de restaurants cotés –les plus douées rivalisent avec les chefs masculins.

Anne-Sophie Pic, l’acharnement et l’inventivité

En 2007, Anne-Sophie Pic, petite-fille d’André Pic, trois étoiles comme son fils Jacques triple étoilé à Valence (Drôme), décrochait la suprême distinction. L’héritière ne se destinait pas à la composition de plats, elle avait fait des études de marketing et c’est le décès brutal de son père en 1992 qui l’a poussée à prendre la relève aux fourneaux aux côtés de son frère Alain pour un court laps de temps.

Les femmes cheffes ont enfin leur place et leurs étoiles

Au Beau Rivage Palace à Lausanne , les berlingots coulant d’une fondue par Anne-Sophie Pic | © Ginko

Elle a appris le métier de cuisinière au contact de la brigade de gros bonnets choisis par son père, mais au lieu de reproduire la totalité des mets savoureux de Jacques Pic (salade des pêcheurs, bar au caviar et gratin de queues d’écrevisses), elle a mis au point avec le temps un récital de plats bien à elle, révélant une créativité étonnante et des assiettes personnalisées: les berlingots au fromage, des bouillons parfumés, des langoustines au miel et aux zestes de yuzu, du bœuf Hereford au gin et café –«une véritable funambule des saveurs» écrit le Michelin qui l’a soutenue dès ses débuts très risqués. La clientèle du secteur, de Lyon à Marseille, allait-elle être conquise? Oui, trois fois oui.

Sans l’acharnement au piano et l’inventivité stupéfiante des assiettes, Anne-Sophie Pic n’aurait pas atteint le niveau d’exception d’un trois étoiles –vingt-sept tables majeures en France. Et la nouvelle génération des femmes cheffes n’aurait pas vu le jour, ce n’est qu’un début très encourageant pour la parité hommes/femmes dans la cuisine française.

Il y aurait en France 600 professionnelles cuisinant chaque jour pour des mangeurs au palais affûté. Le Michelin 2019 n’en a répertorié que onze, et dans le gros ouvrage illustré Elles cuisinent (Hachette Pratique), Vérane Frédiani dresse le portrait d’une quarantaine de professionnelles des casseroles d’une dizaine de pays, des États-Unis à la France en passant par la Bolivie, le Danemark, l’Espagne, la Grande-Bretagne, Israël, l’Australie, la Malaisie, l’Italie…

Parmi elles, trois stars de la poêle: Elena Arzak à Saint-Sébastien, la Bretonne Dominique Crenn à San Francisco et Clare Smyth, Irlandaise de Londres. Elles ont rejoint Anne-Sophie Pic à la troisième étoile. L’exemple de la Française, épouse de David Sinapian, a beaucoup contribué à la formidable progression de ces cuisinières au sommet. Il y a eu une émulation décisive: toutes trois –et d’autres– admirent le talent et la modestie de Madame Pic.

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Au restaurant la Dame de Pic à Paris, agneau de Lozère et mangue | © Ginko

Stéphanie Le Quellec et Ghislaine Arabian, étoiles méritées

Dans l’édition 2019 du guide Michelin annuel, la Française Stéphanie Le Quellec, couverte de louanges, révèle qu’elle a eu le feu sacré au Cinq du Four Seasons George V à l’âge de 17 ans grâce à l’enseignement de Philippe Legendre, trois étoiles. Cette mère de famille de trois enfants a obtenu deux étoiles à la Scène du Prince de Galles à Paris, tout comme Ghislaine Arabian, deux étoiles au Pavillon Ledoyen (de 1992 à 1998), dans les jardins des Champs-Élysées, où elle officiait avec son mari Jean-Paul, directeur de la salle à manger –en 1994, elle reçoit le Trophée des Femmes en Or. La nordiste, experte en waterzoï de morue fraîche et du foie de veau au genièvre, aurait pu viser la troisième étoile si elle était restée à son poste, tous les gourmets s’en souviennent avec émotion. C’est aux Petites Sorcières (75013) qu’elle envoie ses spécialités belges.

Déception inattendue: Stéphanie Le Quellec a quitté le Prince de Galles cette semaine. Le restaurant étoilé a été fermé par le groupe Marriott, un comble. La cheffe désormais célèbre veut s’installer à son compte comme Anne-Sophie Pic.

En 2019, la féminisation de la cuisine française n’est contestée par personne, c’est le mouvement de l’histoire et une juste reconnaissance de l’importance à table des femmes, des mères (pas seulement lyonnaises) dans les brigades d’aujourd’hui, les plus illustres chefs de la corporation en conviennent.

L’octogénaire Michel Guérard, le pape de la cuisine française moderne, le dit bien: «J’aime la cuisine écrite par des femmes. Aucun plat nouveau ne peut prétendre figurer sur notre carte étoilée d’Eugénie-les-Bains sans être passé par les fourches caudines de mes trois femmes, Christine, Éléonore et Adeline, toutes trois agrégées en histoire des goûts et des couleurs.» (In Mots et mets, Le Seuil, 2017).

 

Léa Linster et l’héritage de Bocuse

Sacrée Bocuse d’Or en 1989 devant une vingtaine de chefs, la Luxembourgeoise Léa Linster est sortie de l’anonymat grâce à ce titre envié, elle a conquis la célébrité culinaire liée à la promotion multiformes organisée par le grand maestro lyonnais de la poularde demi-deuil, soi-disant misogyne –une réputation contredite par les faits, Paul Bocuse adorait les femmes.

Lors de son apprentissage à Vienne chez Fernand Point, après la Seconde Guerre mondiale, l’aubergiste du Pont de Collonges était le chouchou de Mado Point, l’épouse puis la veuve du premier chef triple étoilé de province. Et, depuis le décès de Paulo des bords de Saône l’an dernier, Raymonde Bocuse la veuve, Françoise la fille unique veillent sur le destin de la fameuse auberge kitsch, le fief historique de la tribu lyonnaise. Jérôme, le fils unique, est basé en Floride, patron du restaurant français d’Orlando –des centaines de couverts par semaine.

 

Dans toutes les cuisines, ou presque

Des femmes en cuisine? Elles sont presque partout. Cinq ans avant son décès en août 2018 à Genève, Joël Robuchon avait nommé Mélanie Serre cheffe de l’Atelier Étoile situé à entresol du Drugstore Publicis à Paris. Cette dernière a été éduquée dans le respect de la haute cuisine robuchonienne –trois produits dans l’assiette, pas plus– par le chef Christophe Cussac au Métropole de Monaco, l’un des rares bras droits du poitevin aux trente restaurants sur le globe. Robuchon était sidéré par son habileté à dresser le riz Arroz bomba façon paella si goûteux, un grand plat.

Mélanie Serre, partie vers d’autres cieux, a été remplacée au poste de sous-chef par Fabiana Miccoli, formée par le chef Heinz Beck au restaurant la Pergola du Hilton de Rome. C’est Fabien François, chef du Dassaï Robuchon à Paris, le dernier restaurant du regretté Joël, qui l’a engagée et placée à la cuisson des poissons à l’Atelier Étoile.

«Il faut dans la cuisine une parité entre hommes et femmes», souligne Éric Fréchon, chef trois étoiles de l’Épicure au Bristol, un excellent pédagogue qui a poussé Virginie Basselot, chef de partie à ses côtés, à se présenter au concours du Meilleur Ouvrier de France, une épreuve terrible par ses difficultés techniques et culinaires –et elle l’a remporté. C’est la deuxième vestale des fourneaux titulaire de ce diplôme en 2015 avec Andrée Rosier à Biarritz en 2007, formée à l’Hôtel du Palais par le chef étoilé Jean-Marie Gautier.

Après un poste à Paris puis dans un hôtel chic de Genève, Virginie Basselot, cuisinière bosseuse, exigeante, rigoureuse –elle savait mitonner la poularde en vessie, un chef-d’œuvre d’une affolante complexité– a été appelée au Negresco de Nice pour élever le niveau de la cuisine du palace, une grande première sur la Promenade des Anglais.

Les femmes cheffes ont enfin leur place et leurs étoiles

Au Chanteclerc du Negresco, le bar et huîtres en tartare, crème de citron et caviar | © Claes Bech-Poulsen

Dans sa brigade de ténors du chinois au Bristol, Fréchon règne sur une quarantaine de femmes en cuisine, un record en France, il faut dire qu’il gère trois restaurants plus le room service où l’on peut envoyer les plats savants de la carte étoilée. Le chef, né au Tréport, créateur de l’oignon carbonara et d’un pot-au-feu sublime, cherche à amplifier l’émulation des cuisinières présentes au piano.

 

Des sommelières d’exception

Et les vins du monde concernent les femmes comme jamais. Anne-Sophie Pic a engagé Paz Levinson, une sommelière sud-américaine comme responsable de l’achat et le service des vins dans ses restaurants de Valence, de Paris, de Londres et de Lausanne.

À l’Élysée et au Ritz, les vins de la cave et le service en salle sont supervisés par des femmes au nez affûté.

À New York, la française Pascaline Lepeltier, 38 ans, est responsable de la cave du restaurant Racines NY à Tribeca. Elle a été sacrée Meilleure sommelière de France et Meilleure Ouvrière de France en 2018 –elle a 22.000 abonnés sur son compte Instagram. C’est une vedette de la restauration dans la mégapole.

À Monte-Carlo, Alain Ducasse a promu au titre de directrice du Louis XV Alain Ducasse, le trois étoiles de l’Hôtel de Paris, Claire Sonnet, 34 ans, venue du Plaza et du Crillon: une première mondiale dans la galaxie des palaces de légende où les hommes n’avaient pas de rivale jusqu’à aujourd’hui.

Tous les jours, les femmes du monde culinaire sont mises en avant et reconnues à leur juste valeur: à quand une autre cuisinière trois étoiles en France?

Source Slate

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