Jeux: Ces Cercles où rien ne va plus

Au bistrot du village, on doit encore se gondoler de rire en racontant l'histoire. Un matin de janvier, un journaliste parisien débarque à Ciamannacce (Corse-du-Sud, 138 habitants) pour un reportage dans le haut Taravo. De ces maisons.....

Jeux: Ces Cercles où rien ne va plus

L’Aviation Club de France vient d’être placé en liquidation judiciaire. Avec la fin de cette adresse en vue des Champs-Elysées, s’achève l’époque où les Corses régnaient sur les jeux parisiens. D’une vallée de l’île aux tapis verts de la capitale, retour sur une histoire tourmentée. Et sur celle d’une famille emblématique: les Francisci.

Jeux: ces cercles où rien ne va plus

Dans les salons feutrés de l’ACF. Une institution lucrative: 23 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2013.

Au bistrot du village, on doit encore se gondoler de rire en racontant l’histoire. Un matin de janvier, un journaliste parisien débarque à Ciamannacce (Corse-du-Sud, 138 habitants) pour un reportage dans le haut Taravo. De ces maisons de granit accrochées à flanc de montagne sont partis des bataillons de croupiers, de barmen ou de physionomistes recrutés pour animer et surveiller les tapis verts, de Nice aux Champs-Elysées, de Libreville à Bamako.

Cette plongée dans la “vallée des jeux”, comme on dit ici, s’annonce mal : le bourg, claquemuré derrière les persiennes, n’est pas aussi fréquenté que Las Vegas. Par chance, le journaliste croise deux passants. Le premier presse le pas : “Vous avez fait tout ce chemin pour rien. Vous ne trouverez personne à interviewer ici !” Le second consent à interrompre la promenade de son chien. Et, dans le creux de l’oreille, lui glisse ce conseil : “Allez voir en bas, à Zicavo. Là-bas, tous les jeunes du village sont partis sur le continent ou en Afrique. Vous l’avez, votre reportage…”

Crépuscule sur les cercles de jeux corses
Quand on lui rapporte la scène, l’histoire fait sourire Félicia Francisci, “héritière” du fauteuil de maire de Ciamannacce. “Oui, je sais que vous êtes monté au village, s’amuse cette quadragénaire dynamique rentrée en France en 2003, après des études de littérature à New York. J’ai eu au moins 20 coups de fil. Vous vous êtes même assis sur le muret près du cimetière.” Confidence pour confidence, le journaliste apprend aussi que les deux personnes rencontrées… sont d’anciens croupiers.

“Acqua in bocca”, littéralement “l’eau dans la bouche”, comme on dit ici, en guise d’invitation au silence. Les récentes affaires visant le monde du jeu n’incitent pas les habitants à forcer leur réserve naturelle. Ces dernières années, la justice s’est en effet fréquemment invitée sous les tables de poker, de punto banco et de baccarat, mettant au jour comptes et mécomptes de cercles, souvent tenus par des Corses, allant du travail dissimulé à la mise en coupe réglée par le milieu. A coups de décrets, le ministère de l’Intérieur est bien décidé à assainir le secteur. Selon la Place Beauvau, pas moins de 13 fermetures ont été prononcées depuis 2007. Il ne reste plus que trois cercles, deux à Paris, un à Reims (Marne). Le gouvernement a renforcé les règles de surveillance et de contrôle. Le crépuscule tombe sur les cercles de jeux corses.

iTout un symbole. La dernière affaire en date vise l’Aviation Club de France (ACF), placé en liquidation judiciaire le 20 février. Elle touche sa figure emblématique, Marcel Francisci, valeur montante de l’UMP sur l’île et proche de Nicolas Sarkozy. Cet homme de 45 ans au costume taillé à la mesure de ses larges épaules, frère de Félicia, occupait depuis 1998 la fonction de directeur des jeux à l’ACF. Il y a succédé à son père, Roland, président (UMP) du conseil général de Corse-du-Sud jusqu’à sa mort en 2006.

Un “bon élève”, jamais fermé en quatre-vingt-sept ans
Du croupier au directeur des jeux, personne n’a oublié le 16 septembre 2014. Au 104, avenue des Champs-Elysées, les joueurs s’affairent autour des tables réparties dans deux vastes salles, quand l’irruption soudaine de la police fait sauter la banque. Les enquêteurs interviennent dans le cadre d’une instruction judiciaire ouverte en 2013. Des soupçons de “travail dissimulé”, d'”abus de confiance”, et de “blanchiment de travail dissimulé en bande organisée”, pèsent sur l’ACF. La perquisition terminée -2 millions d’euros ont été saisis-, l’activité de jeux est interrompue, alors même qu’un tournoi de poker en présence du basketteur Tony Parker devait avoir lieu deux jours plus tard.

En garde à vue, Marcel Francisci tente de convaincre les policiers qu’ils font fausse route. Pour passer le temps pendant ces heures qui comptent parfois double, il a pris sur l’étagère une version anglaise de L’Origine des espèces, de Charles Darwin, sur la sélection naturelle. Souvenir de sa naissance à Londres ? De ses études d’économie à Philadelphie?

Ou simple manuel de survie ? Son domicile, un bel appartement de famille sur l’avenue Foch, est perquisitionné pendant cinq heures. Les enquêteurs s’intéressent à deux Corses inconnus de la justice, auxquels ils attribuent le rôle d’hommes de paille. Ceux-ci auraient encaissé les gains des parties au bénéfice de tiers. Entre juin et septembre 2014, le premier a gagné 700 000 euros. Les policiers soupçonnent que cet argent n’a jamais quitté le coffre du cercle. Ils s’étonnent de la déclaration de revenus du second. Elle s’élève à 60 000 euros pour l’année, alors que l’heureux joueur a empoché 47000 euros en deux jours ! L’Aviation est aussi suspecté d’avoir utilisé les services d’une rabatteuse pour attirer de riches Asiatiques. Les enquêteurs insistent enfin sur l’absence régulière de Marcel Francisci, alors que la règle oblige le directeur des jeux à être présent de l’ouverture à la fermeture.

Ces accusations, Me Olivier Karsenti les balaie d’un trait. L’avocat de l’ACF présente le cercle comme un “bon élève”. “En quatre-vingt-sept ans d’existence, précise- t-il, jamais il n’avait enregistré aucune fermeture administrative.” Et de citer plusieurs innovations technologiques mises en place ces dernières années, devançant ainsi les nouvelles exigences de l’administration. Un système de vidéosurveillance assure le contrôle du déroulement des parties. Les tables sont sonorisées, un dispositif permettant de surprendre d’éventuels échanges illicites entre joueurs.

Enfin, un contrôle biométrique est effectué à l’entrée et à la sortie. D’où l’étonnement affiché par le directeur des jeux : Marcel Francisci assure ne pas comprendre comment un dossier d’infraction à la législation du travail a pu conduire à la fermeture de l’établissement. Les reproches adressés à la gestion du cercle, dit-il, s’appuient sur le témoignage de huit anciens employés licenciés pour faute lourde.

Marcel Francisci surnommé “l’Empereur des jeux”
L’action de la justice tiendrait-elle du règlement de comptes politique ? “Je ne pense pas être visé personnellement, relativisait-il en décembre dernier, lors d’une rencontre avec L’Express. La justice fait l’amalgame avec des affaires qui n’ont rien à voir. Le but final, c’est la disparition des cercles de jeux.”

“Jusqu’à une période récente, l’histoire de ces cercles n’avait guère posé de problème à l’Etat, qui fermait plutôt les yeux, souligne, à Paris, Me Pascal Garbarini, l’un des avocats de la famille. Comme pour les maisons de tolérance, on flirtait avec l’illégalité. Il faut dire que les services de renseignement y trouvaient leur intérêt : les tables de jeux sont des points d’observation, des creux d’eau où les fauves de tous milieux vont boire.” Les récents ennuis du Wagram, terrain de lutte entre deux clans du grand banditisme corse, et du Cadet ont changé la donne, renforçant la surveillance des derniers survivants de l’espèce.

Les soupçons sont presque aussi anciens que les établissements de jeux. “Je me demande si mon client n’est pas victime de sa généalogie”, ironise Me Eric Dupond-Moretti, l’un des conseils de Marcel Francisci. Lourde hérédité en effet : sur le “petit” Marcel plane l’ombre de son parent homonyme, Marcel Francisci, assassiné en 1982.

“Je rentrais de l’école, raconte-t-il, et ma mère m’annonce que mon oncle vient d’avoir un accident de voiture.” “Nos parents ont tout fait pour nous préserver du monde extérieur, estime sa soeur, Félicia. C’est d’ailleurs pourquoi le jeu était interdit à la maison.” Les espoirs de la famille reposent sur Marcel. Avec son lot de privilèges -“L’aîné, c’est celui qui s’assoit à l’avant de la voiture”- et surtout d’exigences -“On ne lui passait rien. On lui disait : “Fais les choses bien. Un jour, tu tiendras cette famille…””

Avec le recul, le nom de l’oncle disparu évoque un âge d’or où Marcel Francisci était surnommé l'”Empereur des jeux”. Ce gaulliste, résistant de la première heure, fait fortune entre Marseille, Paris et Tanger, où il monte en 1946 une société maritime d’import-export. En remerciement de leur courage pendant la guerre, des résistants corses reçoivent l’appui du pouvoir pour prendre en main les cercles.

A la fin des années 1950, Marcel bâtit sa réputation à Beyrouth, au Liban, en Angleterre et à Paris. Une bonne partie de ses salariés sont des Corses de son canton très rural. Jusqu’alors, pour les jeunes, l’agropastoralisme était quasiment le seul débouché du haut Taravo. “Je n’avais aucune expérience dans ce domaine”, concède un ancien croupier qui a fait ses preuves sur le continent, mais aussi en Afrique et au Proche-Orient. Les qualités requises? “Savoir compter vite. Ensuite, tout repose sur la confiance”, décrypte-t-il.

Jeu et politique, un mariage heureux
La solidarité crée la reconnaissance. Et la reconnaissance, la dépendance. Dans la vallée des jeux, les postes électoraux sont toujours réputés imprenables. “Il y a trop de malheureux ici”, résume Paul-Antoine Luciani, élu du Front de gauche en Corse. Voilà une terre de droite, conservatrice, comme un condensé de Corse. Prenez Tasso, fief de la famille Tomi. L’un d’eux, Michel, a bâti une fortune considérable à partir du Gabon, ce qui lui vaut d’ailleurs quelques déboires avec la justice. Son frère, Jean, est élu et réélu depuis cinquante ans sans qu’une voix ne manque. Jeu et politique ont décidément toujours fait bon ménage en Corse.

Depuis Ciamannacce, sur l’autre pan de montagne, Marcel “l’ancien” s’est lui aussi laissé tenter par l’aventure des urnes. En 1967, il est élu pour la première fois conseiller général de Corse-du-Sud. “La famille était divisée sur ce choix, relève un proche du clan. Il y avait, chez les Francisci, l’idée bien ancrée que la politique était néfaste aux affaires car elle nécessite de se mettre en lumière. Alors que les affaires, elles, ont besoin de secret.”

Mais les Narcotics américains voient en lui un parrain de la French Connection. En 1973, l’hebdomadaire Le Point propose au mis en cause de réagir aux accusations d’une commission parlementaire américaine, reprises par le magazine Time. Francisci se défend : “Que voulez-vous faire contre la rumeur ? Des sénateurs américains, qui ont enquêté sur la drogue vingt-quatre heures à Paris et quarante- huit heures à Marseille, m’accusent. Ce n’est pas sérieux. […] Ma fortune ? Je n’aime pas ce mot. Une certaine aisance, oui ! […] Vous n’êtes pas contre le profit ?”

Le journaliste Jean-Marie Pontaut se souvient bien de sa rencontre avec cet entrepreneur “affable, majestueux, habillé comme un sénateur romain”. “Après la parution de l’article, il m’a appelé pour m’inviter à dîner au cercle. J’ai été accueilli par des types en livrée bleue. A un moment, j’entends une sonnerie de téléphone. Marcel appuie sur un bouton. Et là, le combiné sortdu mur! Il fait apporter un paquet qu’il me tend et que je n’accepte évidemment pas. Il prend très mal mon refus.”

Le “bienfaiteur de son canton”, selon Corse-Matin
Lors du procès en diffamation intenté à Time, deux policiers de haut rang viennent témoigner de la moralité de l’élu et homme d’affaires. “Si nous avions eu des preuves contre Francisci, nous l’aurions dit. Nous n’en avions pas. C’est aussi simple que cela”, se souvient l’un d’eux, l’ex-commissaire Lucien Aimé-Blanc. L’histoire ne s’arrête pas là. “Après le procès, un inspecteur insulaire vient me voir et me fait savoir que Marcel Francisci veut me remercier de mon objectivité, poursuit Aimé-Blanc. Il tenait à me rencontrer, ce qui fut fait, de manière très théâtrale, au chevet d’un policier corse, ex-commissaire central à Alger, hospitalisé à Paris. J’ai vu rentrer le garde du corps de Francisci qui arborait une sorte d’excroissance au niveau du coeur. Sans doute la crosse d’une arme de poing…”

Le vendredi 15 janvier 1982, le directeur des jeux du cercle Haussmann, qui avait déjà échappé à au moins deux tentatives d’assassinat, est tué dans le parking souterrain situé en face de son appartement parisien de la rue de la Faisanderie, dans le XVIe arrondissement. Il s’apprêtait à sortir sa Jaguar 4,2 litres blanche.

A l’époque, le quotidien Corse-Matin pleure un homme “qui porte le fardeau d’une vie de gentillesse, de main tendue, de relations de sa jeunesse. […] Depuis son élection au conseil général, il était devenu le bienfaiteur de son canton. Notamment, la quasi-totalité des employés de ses cercles de jeux étaient originaires de la région de Zicavo”.

Pour les obsèques de Marcel, la famille affrète spécialement un Airbus qui, avec le défunt et 89 personnes à son bord, quitte Paris pour Ajaccio. Sous un soleil préprintanier, des hommes vigoureux portent le cercueil en bois d’acajou, recouvert d’un drapeau tricolore, fendant le noir d’une foule de 1 000 personnes. Les journalistes ne sont pas les bienvenus.

“Une équipe de télé était montée d’Ajaccio en voiture, se souvient un témoin. Des gros bras lui ont barré la route. Les journalistes ont insisté. Alors, sans un mot, les hommes de Francisci ont soulevé l’auto… pour la faire pivoter et la remettre dans le sens d’où elle était venue.” Aujourd’hui, sur les Champs-Elysées, l’Aviation Club de France n’est plus qu’un souvenir. Comme un dernier clou sur le cercueil du vieux Marcel?

La règle des jeux parisiens
Les casinos sont interdits à 100 kilomètres autour de Paris depuis 1920. Cette règle ne subit qu’une exception, celle d’Enghienles- Bains (Val-d’Oise). Les jeux ne sont pas pour autant prohibés dans la capitale. Mais ils sont réservés aux adhérents des cercles, des associations loi 1901, dont l’autorisation est délivrée par le ministère de l’Intérieur et peut être retirée à tout moment. Les membres du cercle peuvent jouer au poker sous toutes ses formes, au baccarat, au punto banco ou au multicolore dans ces établissements qui versent un impôt sur les sociétés.

Le président de l’association est un bénévole. C’est en fait le directeur des jeux, un salarié, qui assure le fonctionnement des parties avec l’aide d’un personnel qualifié. En raison de son statut associatif, le cercle distribue, en outre, 10% de ses bénéfices à des associations caritatives de son choix. L’Aviation Club de France (ACF), désormais en liquidation judiciaire, reversait ainsi une part de ses gains aux veuves d’aviateurs.

Eric Pelletier

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