Entretien d'embauche au Pays des Rennes

Entretien d’embauche au Pays des Rennes

 

Pour «Next», Véronique Ovaldé imagine un conte de Noël, tout personnel, au pays des rennes.

Entretien d'embauche au Pays des Rennes
Le conte de Noël de Véronique Ovaldé
A David Foster Wallace

Candidat numéro 1
Mâle, type caucasien, environ 50 ans, pull mohair, pantalon à grosses côtes et chaussures de chantier
Oui oui j’ai bien compris que le poste se trouvait en Scandinavie. Ah? La Finlande ne fait pas partie de la Scandinavie. Vous m’en apprenez une bonne, là. J’imaginais un endroit genre où l’on mange du poisson fumé en buvant de l’aquavit, assis à des terrasses de café en regardant passer de grandes blondes à vélo. Ah ? L’entreprise a son siège plutôt en Laponie. D’accord, ça n’a rien à voir. La Laponie, comme ça, ça m’évoque plutôt un grand désert tout blanc avec des rennes et des types qui vivent dans des huttes et qui se chaussent de bottes en peau de phoque. Genre qui font un trou dans la glace à la tronçonneuse pour pêcher des poiscailles pas plus grands que mon pouce. Oui, j’ai peur que le climat ne soit pas très adapté à ma constitution.

C’est vrai qu’en même temps avec le réchauffement, l’effet de serre et je ne sais trop quoi, la Laponie bientôt sera peut-être un endroit tout à fait riant. Quasi l’Albanie. Je dis ça parce que, un jour, je me suis retrouvé en Albanie. Et j’imaginais un endroit genre Moscou et en fait, Tirana, c’est plutôt Naples. Des terrasses, des bougainvillées, des olives à l’apéro. Mais revenons à nos moutons, en fait, ça ne m’enchante pas plus que ça d’aller là-bas me les geler. C’est obligatoire-obligatoire? Je ne peux pas faire le boulot de chez moi? Genre travailleur à domicile. C’est un statut intéressant, vous savez. Pour les entreprises aussi. Je ne vous coûte rien d’autre que mon salaire. Genre j’utilise mes propres toilettes et mon électricité. Je rigole. Mais sérieusement, vous pourriez examiner cette possibilité? Parce que ce poste j’adorerais l’obtenir, mais la Sibérie très peu pour moi.

Candidat numéro 2
Mâle, type caucasien, environ 35 ans, dreadlocks blondes, dents couleur sépia, tee-shirt avec publicité pour une marque de pneu
Je suis sorti du centre il y a deux mois. J’ai d’abord trouvé un poste de facteur remplaçant. C’est très bien facteur. Ça m’a beaucoup plu au début. Mais je ne suis pas vraiment à l’aise sur un vélo, j’ai un problème d’équilibre depuis tout petit. Et puis surtout j’ai une de ces trouilles des clébards. Je vous dis ça en connaissance de cause. C’est pas une phobie en l’air. Non. J’y ai laissé deux doigts. Deux de ces affreux dobermans – j’appelle ça des chiens à ressort, vous avez remarqué qu’ils pouvaient sauter quatre fois plus haut que leur propre taille ? –, eh bien deux de ces affreux dobermans m’ont becqueté un doigt chacun. Alors facteur, j’arrête. Il me reste plus que huit doigts. J’arrête avant qu’il m’en reste plus un seul. C’est compréhensible, non? En plus, ça m’arrangerait de quitter le territoire quelque temps. Ce serait bienvenu, comme ils disent.

Je vais être honnête avec vous. Je vais pas m’inventer un pedigree. J’ai pas mal zoné et j’aimerais bien aller voir ailleurs si j’y suis. Voyez? Donc votre truc Grand Nord, gardiennage et coup de feu une fois par an en décembre, ça me paraît tout à fait adéquat. Mon rêve, ç’aurait été d’être gardien sur une île dans les Caraïbes. Ça existe, je vous assure. Il y a des types qui sont payés comme des princes pour garder des îles qui appartiennent à des stars, des millionnaires, des pachas, des familles royales, si si, des familles royales, il n’y a pas que des nouveaux riches qui s’achètent des îles. J’en demande pas tant. Même si le Grand Nord manque de palmiers et de rhum, je suis sûr que je peux y faire mon trou. Je suis pas difficile. Je veux juste être au calme quelque temps. Du moment qu’il n’y a pas trop de chiens. Il y a des animaux d’ailleurs?

Candidat numéro 3
Mâle, type caucasien, environ 35 ans, costume trois pièces sur mesure, à carreaux jaunes et bleus
Je préfère être clair. C’est ma famille qui m’a demandé de me présenter. Ils sont très conservateurs. Et, à la lecture de l’annonce, mon père m’a convoqué dans son bureau afin de me convaincre de postuler. Mes parents font partie de ceux qui tiennent à maintenir une belle tradition familiale – je dirais même une tradition (flexion majeur-index des deux mains) «dynastique», même sans un sou. Je suis sûr que vous avez une idée de ce que je veux dire par là. Si vraiment cette notion ne vous évoque rien, je peux vous assurer que ma mère fait partie des maîtresses de maison qui parsèment la nappe de Noël totalement immaculée de pétales de rose astucieusement positionnés entre les candélabres et qui pleurent d’émotion à chaque fois que leurs petits-enfants ouvrent l’un des cadeaux ringards et super soldés qu’elles leur ont achetés.

Mon père, quant à lui, pense que porter un nœud papillon ne peut jamais être pris au second degré. Le second degré, pour mes parents, est d’ailleurs une fiction. J’ai passé trop de réveillons avec eux à manger de la dinde surgelée, du fois gras en conserve et des haricots périmés (avec un sapin qui clignote mais pas trop longtemps parce que ça utilise pas mal d’électricité ces petites loupiotes, et la télé en fond non sonore où tout un tas de stars sur le retour font semblant de passer le réveillon avec vous, en riant à gorge déployée, dans des costumes en lamé).

Pour en revenir à notre affaire, le poste que vous proposez m’intéresse grandement. J’ai des lettres de recommandation de mon parrain et de mon professeur de latin au collège, je n’ai guère peur de la solitude et je goûte particulièrement les contrées exotiques, je fais partie des gens dont la vie intérieure est fort intense et qui donc jamais ne souffrent d’ennui, je suis capable de belles initiatives et j’ai d’excellents réflexes – j’ai sauvé l’un de mes petits cousins de la noyade en 1978 en lui jetant une bouée Goldorak dans la piscine alors qu’il était en perdition, il s’en est sorti sans le moindre dommage, je vous l’assure. Je pense donc être l’homme de la situation. Ne serait-ce que parce que le poste se situe à 8 000 kilomètres de mes délicieux mais néanmoins encombrants géniteurs.

Candidat numéro 4
Mâle (?), type caucasien, environ 45 ans (difficile à déterminer), veste bleu marine sur chemise blanche, jean Levis, chaussures à talonnettes (?)

Oui oui bien entendu il y a encore deux ans je m’appelais Jeanne. Mais maintenant c’est Jean. Je ne pense pas que ça puisse poser problème pour le poste. Mais je préfère vous en parler avant que vous lisiez quoi que ce soit me concernant en tapant mon nom sur Google. Je sais bien que tout le monde fait ça, chasseurs de têtes, recruteurs, agents immobiliers, etc. Histoire de voir ce qu’on cache sous le tapis. Je détesterais que vous découvriez la chose sans vous en avoir informé moi-même. J’ai participé à plusieurs émissions sur le changement de sexe, le transgenre, etc. Si cela vous pose problème, je pars tout de suite. Inutile de nous faire perdre du temps, à vous comme à moi. Non? Ce n’est pas un problème? Parfait. Alors je vous parle de mes motivations.

J’ai toujours eu envie de m’occuper des autres. Je suis passionné par le bonheur que je peux apporter dans la vie d’autrui, etc. J’ai vécu une enfance pas folichonne alors je suis particulièrement sensible au bonheur des enfants. Je ne devrais pas vous le dire, mais je serais prêt à faire le job bénévolement. Je vous dis ça pour que vous compreniez que je suis HYPER motivé. Mais je suis sûr que vous serez réglo. Que vous n’allez pas m’escroquer. Oui j’accepte de partir en Finlande. Oui j’accepte toutes les conditions que vous avez mentionnées. Je n’ai pas peur de la solitude et j’aime les animaux. J’ai peu d’exigence en matière de couverture sociale. J’accepte même de prendre des hormones pour me faire pousser la barbe.

Candidat numéro 5
Femelle, type caucasien, 50 ans, lunettes à monture noire, jupe noire et chemisier coquille d’œuf
Ce qui a commencé à me rendre triste, ça a été de m’apercevoir que plus personne ne me donnait la main dans la rue, ni mes grands enfants, ni mon compagnon. Il n’y avait aucune hostilité là-dedans, c’était juste un certain type d’attitude qui avait disparu. Et dans un deuxième temps j’ai pris conscience que certaines personnes restaient en couple simplement pour avoir le plaisir de se comparer avantageusement à leur conjoint. Et je ne voulais surtout pas devenir ce genre de personne. J’avais longtemps tenté de ne pas voir ma vie comme une accumulation de problèmes à régler mais plutôt comme une farandole passionnée; ainsi le champ des possibles se serait élargi, ma vie se serait allongée et la perspective d’une mort lente, pauvre et douloureuse se serait éloignée sensiblement.

Il m’est arrivé parfois de grands malheurs que je tentais de percevoir depuis un point très éloigné, un point qui était lié à ma petite taille, ma petite vie et le cosmos alentour. Cela me permettait d’espérer que lorsqu’il m’arriverait quelque chose de vraiment tragique et irréversible je réussirais à retrouver le chemin vers ce point si lointain et si bienfaisant. De plus, je m’étais promise de ne jamais être dans la posture de la femme qui reste à quai pendant que son homme part jouir du monde. Et c’est pour toutes ces raisons, et parce que je suis dorénavant seule, libre et motivée, que je sollicite de votre bienveillance que vous examiniez avec le plus grand sérieux ma candidature.

Candidat numéro 6
Type sub-saharien, environ 55 ans, cheveux courts, barbe grise, imperméable et pantalon tergal Bonjour. Je m’appelle M. P. Je viens du Soudan.
J’étais professeur d’histoire à l’université de Khartoum. Mais j’ai dû quitter mon pays. Je suis passé par l’Italie pour venir jusqu’ici, je parle l’arabe, l’anglais, le français et je me débrouille en italien. Je pense que le finnois ne me posera aucun problème. On m’a dit que c’était une langue où le futur n’existait pas. Pardon ? Oui j’ai bien compris qu’il s’agissait d’un angle mort grammatical. Le futur existe en Finlande. Je ne suis pas idiot, je vous rassure. Mais cela m’intéresse beaucoup.

Je suis tout à fait prêt à m’installer dans le nord de la Finlande même dans cette intense solitude glacée que vous avez évoquée (et cette terrible nuit hivernale). Bien entendu je prendrai de la vitamine D pour ne poser aucun problème à l’entreprise. Mon désir est de ne surtout vous créer aucune contrariété. Je serai absolument opérationnel tous les douzièmes mois du calendrier grégorien. Je voulais seulement vous poser une petite question: est-ce une création de poste ?

 

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