Bosser pour un chef qui passe à la télé fut la pire expérience de ma vie

Aujourd’hui ? J’ai repris presque tous les kilos que j’avais perdus, je suis célibataire, mon estime personnelle gît dans la cuvette des toilettes, mon prochain défi à relever me donne la nausée et je me renseigne sur la qualité de vie des caissiers de chez Lidl.

Bosser pour un chef qui passe à la télé fut la pire expérience de ma vie

Bienvenue dans Cuisine Confessions, une rubrique qui infiltre le monde tumultueux de la restauration. Ici, on donne la parole à ceux qui ont des secrets à révéler ou qui veulent simplement nous dire la vérité, rien que la vérité sur ce qu’il se passe réellement dans les cuisines ou les arrière-cuisines des restaurants. Dans ce nouvel épisode, un chef lessivé par son patron célèbre mais irresponsable raconte son calvaire.

Bosser pour un chef qui passe à la télé fut la pire expérience de ma vie

Si on remonte le temps – il y a un an et demi grosso modo – tout allait bien dans ma vie. Après m’être remis d’une blessure à la jambe qui aurait pu mettre un terme à ma carrière, j’obtenais un poste très convoité. Parmi les candidats, j’avais même battu sur le fil un chef avec qui j’avais bossé dans un prestigieux restaurant. J’étais sur la pente ascendante. J’avais perdu du poids et j’étais prêt à relever tous les défis.

Aujourd’hui ? J’ai repris presque tous les kilos que j’avais perdus, je suis célibataire, mon estime personnelle gît dans la cuvette des toilettes, mon prochain défi à relever me donne la nausée et je me renseigne sur la qualité de vie des caissiers de chez Lidl. Qui fait le malin tombe dans le ravin, comme on dit.
Comment en suis-je arrivé là ? J’avais remarqué l’annonce d’une enseigne qui prévoyait d’ouvrir un troisième restaurant et cherchait un « manager » pour sa cuisine. « Kitchen Manager », c’est le terme que vous employez pour dire que vous voulez un chef mais que vous ne lui donnerez aucun pouvoir sur l’élaboration du menu ou marge de créativité. C’est un boulot qui, dans le monde de la restauration, est mieux payé que la normale – surtout par rapport aux restaurants gastronomiques. Ils m’ont offert le job tout de suite. Franchement, j’étais trop qualifié pour ça, mais après une longue période éloigné des fourneaux, je me suis dit que ce serait un moyen très rentable de revenir dans le game.

L’ouverture s’est faite en juin. Les premiers mois, ça a marché du feu de dieu. On était sur le cul. Notre resto était devenu le plus cool d’un quartier qui bougeait pas mal. Le rayonnement de notre enseigne semblait sans limite. Notre chef exécutif (c’est-à-dire : le guru du marketing métamorphosé en chef-star après être passé à la télé sans même faire preuve de talent) sortait alors un livre de cuisine avec une grosse maison d’éditions et une émission toute pourrie à la télé était dans les tiroirs. Personne ne pouvait nous arrêter. L’équipe qui gagnait, c’était nous.

 

“Le type ne savait pas du tout gérer l’aspect financier de l’affaire. Bizarrement, ce n’est pas si facile de remplir des tableaux Excel quand tu en as plein dans le nez.”

 

Notre premier été fut un franc succès. Ce n’était pas « parfait-parfait » mais on s’est bien marré. Le directeur qui avait été embauché était un alcoolique, le genre de type qui ne sait pas dire stop. Il nous arrosait d’alcool alors que lui subsistait grâce à un régime à base de cocaïne et d’avances sexuelles aux plus belles employées sous ses ordres. Ça ne me posait aucun problème. Le type ne savait pas du tout gérer l’aspect financier de l’affaire. Bizarrement, ce n’est pas si facile de remplir des tableaux Excel quand tu en as plein dans le nez. Du coup, ça arrivait qu’il vienne me voir et me file une grosse enveloppe de cash en me disant qu’il s’agissait des « pourboires » à diviser entre les membres de l’équipe. La première semaine, il m’a donné une enveloppe avec plus de 3 000 dollars dedans ! Bien sûr que mon 7e sens a palpité. Mais je bossais soixante-dix heures par semaine. Et qui étais-je pour poser des questions ? Après tout, c’était lui mon boss. Après cette semaine-là, la brigade m’adorait. On n’était pas nombreux donc pour beaucoup, une fois divisé, ce pourboire bonus que l’on touchait chaque semaine représentait plus d’un mois de salaire.

Toutes les bonnes choses ont hélas une fin. La roue a tourné. On a fermé la petite cour et l’arrière-saison nous a frappé de plein fouet. C’est là que les banquiers ont commencé à rappeler. Avant ça, les gérants – pas super concernés dans l’ensemble – ont fini par virer notre directeur. Tant mieux car c’était une vraie loque à la fin. Les factures n’étaient pas payées. Les fournisseurs me boudaient. Après quatre petits mois seulement, l’affaire battait de l’aile. Ils ont donc engagé un pro. Un type qui avait vraiment de l’expérience dans le domaine. Quelqu’un qui avait l’air de bien gérer. En tout cas, c’est ce que l’on croyait.

Finalement, c’était lui aussi un buveur qui aimait coucher avec le staff. On fermait le bar, verrouillait les portes et on se mettait une mine jusqu’à cinq heures du mat. Il n’y a pas meilleur barman qu’un directeur alcoolique qui ne veut pas rentrer chez lui et affronter ses problèmes de couple. Celui-là va inévitablement vous faire bien boire. Mais une nuit, comme il fallait s’y attendre, son mauvais côté a refait surface. Après la fermeture, il a menacé la serveuse avec qui il couchait d’un couteau et il a essayé d’abuser sexuellement d’elle – devant d’autres membres de l’équipe et toute une tapée de caméras de surveillance. Il a démissionné après cet épisode. Impossible de se faire respecter par ses employés après ça, je suppose.

 

“À chaque fin de mois, tu parviens à repousser encore un peu l’inévitable fermeture. Ton découragement ne fait qu’augmenter. Tu fais le strict minimum pour continuer à être payé.”

 

Moi, pendant ce temps-là, j’allais accepter un job de chef dans une entreprise – un poste à responsabilités. C’était une belle promotion pour moi et j’attendais vraiment ça avec impatience. J’étais censé partir le jour où notre deuxième boss a pris le large. Ce qui a, comme qui dirait, bousillé mes plans. Je me suis retrouvé rapidement en entretien avec les proprios pour discuter de l’avenir du restaurant. Ils m’ont donné le choix : soit je deviens le nouveau directeur, soit le resto ferme. Notre chef exécutif à la mors-moi-l‘nœud ne voulait avoir aucune responsabilité. Son associé, qui possédait plusieurs bars dans la ville et ne se mouillait pas trop dans l’affaire, était du genre à balancer des phrases comme « si on veut cramer le restaurant, alors autant le réduire totalement en cendres ». Ils m’ont donc filé les rennes. C’est comme quand vous vous retrouvez avec le chien de votre grand-tante qui vient de mourir alors que vous n’avez jamais voulu de chien. Mais j’ai accepté. J’allais être mieux payé, j’allais avoir des avantages, un nouveau titre – ça irait.

Je n’avais pas de problème d’alcool, donc au moins ça allait soulager l’équipe. J’avais de l’expérience en salle. D’accord, je sortais avec une fille de la cuisine, mais c’était du sérieux et je ne draguais pas les autres. Je suis donc devenu le troisième directeur. Je n’étais pas complètement incompétent pour ce poste, mais je n’avais reçu aucune aide, aucune formation. Pendant que notre célébrité de chef parcourait l’Asie pour promouvoir sa nouvelle émission, je devais me démerder, tenter d’y voir clair dans les comptes d’un restaurant au bord de la banqueroute, tout seul. C’est là que j’ai commencé à boire. Tous les jours, les créanciers m’appelaient. Tous les jours, j’avais de moins en moins envie d’aller au resto.
J’ai passé les six mois qui suivirent à saboter ma passion pour la restauration. Il n’y a rien de plus déprimant que de devoir diriger un restaurant qui ne peut que mettre la clef sous la porte. Le genre de restaurant dont le menu est tellement mal pensé et dont le propriétaire est tellement à l’ouest qu’on te félicite quand tu dépenses 40 % du budget dans l’approvisionnement. Mais c’est du homard, qu’ils disaient, qu’est-ce qu’on peut y faire ? Comme tu n’arrives pas à faire changer les choses, tu finis par être constamment découragé. À chaque fin de mois, tu parviens à repousser encore un peu l’inévitable fermeture. Ton découragement ne fait qu’augmenter. Tu fais le strict minimum pour continuer à être payé. Et puis même ça, tu abandonnes. Tu pries pour que ça se termine. Ça te déchire le cœur. Ta carrière prometteuse est maintenant complètement plombée par le nom d’un restaurant qui ne pouvait qu’être un flop. Ton équipe n’est plus que l’ombre d’elle-même.

Ça, c’est juste avant que tout le monde quitte le navire, évidemment. La semaine où je suis parti, 40 % de l’équipe a donné sa démission. L’endroit puait la mort. Quel soulagement d’être enfin remercié. Ils n’avaient plus les moyens de me payer. Et je m’en réjouis. Même si je doute qu’ils me payent un jour ce qu’ils me doivent. Je suppose que je ne serai qu’un cas classique parmi des dizaines d’autres aux Prud’hommes. Et encore, s’ils n’ont pas fait complètement faillite d’ici là.

Maintenant, je dois me forcer à reprendre du poil de la bête pour revenir aux fourneaux. Je dois essayer de retrouver cette passion pour la restauration qui m’animait autrefois et qui s’est éteinte pendant que je regarde mon ancien patron se faire une place sous les projecteurs alors que lui-même était une guigne en cuisine. Encore un chef-star de plus. Merci la génération Food Network. Que Dieu nous garde.

 

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