Alors que le Crillon va rouvrir ses portes après quatre ans de travaux, que les grues s’activent au-dessus du Lutetia et que le groupe LVMH a annoncé l’inauguration de son fastueux Cheval blanc en 2018, un responsable d’un palace en activité soupire : «Si un nouvel attentat survient, je pars vendre des bananes.» Car les plus luxueux hôtels de France, pour qui la distinction «palace» a été créée en 2010 afin de les distinguer des cinq étoiles, sont confrontés au pire scénario : une augmentation drastique de l’offre en même temps qu’une désertion des clients. Le marché a été révolutionné en quelques années, poussant chaque concurrent à redoubler d’efforts et à se lancer dans des investissements colossaux, dont la rentabilité reste à prouver.

A la fin des années 2000, les investisseurs constatent un manque : l’offre de chambres de super luxe à Paris, capitale mondiale du tourisme, est trop restreinte. «Les grandes dames – le Meurice, le Plaza Athénée, le George-V, le Bristol, le Ritz – étaient là. Mais il y avait un tel engouement autour de Paris qu’on s’est dit qu’il y avait de la place pour tout le monde», explique Solène David, directrice de la communication du Peninsula. Avec le Shangri-La et le Mandarin Oriental, cet établissement fait partie de la vague de palaces asiatiques débarqués entre 2011 et 2014 pour faire concurrence aux adresses historiques. Outre ces nouvelles enseignes, d’autres sont montées en gamme comme le Royal Monceau, qui est passé de 350 à plus de 800 euros en moyenne la nuit – il faut bien rentabiliser les investissements engagés, environ 100 millions d’euros, pour le repositionnement. Bilan des opérations : alors qu’à Paris, en 2009, on comptait 1 150 chambres de grand standing (de 800 à 1 000 euros la nuit), en 2018, après la réouverture des palaces encore en travaux (le Crillon, le Lutetia, le Cheval blanc), on atteindra environ 1 800 chambres, soit 55 % de plus. Et une petite quinzaine de palaces au total.

Coup de massue

L’arrivée des nouveaux a forcé les palaces historiques, parfois encore dans leur jus, à opérer un lifting en profondeur. Gwenola Donet, directrice France du cabinet JLL Hotels & Hospitality Group : «Il n’y a plus de place pour la médiocrité ou l’approximation. Ce qui distingue les palaces parisiens de ceux de New York ou de Londres, c’est leur volonté d’être excellents partout : immeubles et décors exceptionnels, spas hyper modernes, multiplication des restaurants gastronomiques, service impeccable…» De telles ambitions sont possibles parce que les investisseurs ont les reins solides : le Ritz appartient à l’homme d’affaires égyptien Mohamed al-Fayed, le Plaza Athénée et le Meurice au sultan de Brunei, le George-V au prince saoudien Al-Walid, le Bristol à la famille Oetker (qui fabrique les pizzas surgelées du même nom)…

Paris, le 17 mars 2017 Tour des Palaces dans la capitale. Ici, le Peninsula, depuis le lobby. COMMANDE N° 2017-0431

Une Rolls Royce devant le Peninsula, concurrence asiatique aux palaces historiques comme l’hôtel George-V.

En temps normal, la nouvelle offre aurait dû être vite absorbée : il y avait une demande, le marché du luxe est en constante croissance (4 % par an) et il reste de fortes marges de progression auprès de certaines populations, notamment les Chinois qui n’ont pas encore l’habitude de descendre dans des établissements de luxe. Mais le contexte géopolitique en a décidé autrement.

Au moment où le parc hôtelier parisien était en train de doubler de volume, la série noire a commencé. Charlie, les attentats du 13 Novembre, ceux de Bruxelles (que certains clients étrangers assimilent à la France), puis de Nice ont été rédhibitoires pour la clientèle asiatique et surtout pour les Américains, dont la plupart des compagnies d’assurance ne couvrent pas les pays en état d’urgence. Le coup de massue s’est abattu en juin 2016 avec les grèves des transports dont Air France, les violentes manifestations des taxis et des VTC, et les inondations, qui ont entaché durablement la réputation de la ville. «Vu de l’étranger, Paris, c’était l’apocalypse, constate Catherine Hodoul-Baudry, directrice commerciale du Bristol. L’Euro 2016 a été un succès populaire mais c’était très compliqué pour les hôtels comme nous.» En outre, la clientèle russe se fait rare depuis le conflit en Crimée tandis que les Brésiliens, touchés par la crise économique dans leur propre pays, sont bien moins nombreux. Quant aux Moyen-Orientaux, les polémiques comme celles du burkini ne les encouragent guère à surmonter leurs réticences. Que reste-t-il donc ? Essentiellement des exilés fiscaux, qui reviennent à Paris pour le week-end, et des Européens.

Le problème des palaces, par opposition aux hôtels de catégorie inférieure, est qu’ils ne peuvent compter sur la clientèle d’affaires. 85 % de leurs hôtes sont là pour les loisirs et n’ont donc aucune obligation à passer par Paris. Beaucoup se sont reportés sur Londres, Genève ou New York. Le RevPar (le revenu moyen par chambre, soit l’indicateur le plus représentatif en hôtellerie) des palaces s’élevait à environ 720 euros en 2013 et 2014 avec un taux d’occupation de 70 %. En 2016, le RevPar descend à 500 euros et le taux d’occupation tombe à 52 %.«Notre chiffre d’affaires a chuté de 25 % en 2016, on a vraiment touché le fond», témoigne François Delahaye, directeur du Plaza Athénée.

Tous azimuts

Pour les palaces, la baisse des prix n’est pas une option. «Si les clients ont peur de Paris, ils ne viendront pas parce que les prix sont plus bas. Et on ne peut pas mettre en péril un modèle économique avec des marges qui ne sont déjà pas énormes [notamment en raison de la forte masse salariale d’environ 500 employés par palace, ndlr]. A la limite, on peut inclure plus de choses, comme le petit-déjeuner ou le surclassement automatique», estime Catherine Hodoul-Baudry du Bristol. Alors les palaces développent une stratégie moins évidente : puisqu’ils en ont les moyens, ils investissent. Ils rénovent tous azimuts, inaugurent un bar à cocktails où ils installent des projecteurs vidéo et un DJ, afin d’attirer une clientèle plus jeune – «s’occuper des enfants de nos clients pour qu’ils n’aillent pas au Costes», dixit François Delahaye. Ils se payent des chefs étoilés et proposent une offre de restauration variée pour séduire les locaux, car non seulement le Parisien ne déserte pas sa ville en cas d’attentat mais, en plus, il reste un argument de vente auprès des étrangers.

Paris, le 17 mars 2017 Tour des Palaces dans la capitale. Ici, le Georges V COMMANDE N° 2017-0431

L’hôtel George-V, détenu par le prince saoudien Al-Walid.

Au George-V, on s’assure que le restaurant n’est pas fréquenté à plus de 20 % par la clientèle de l’hôtel. «On a fait un travail stratégique pour s’ancrer dans le tissu culturel local en se rapprochant des institutions, en parlant aux Parisiens», explique de son côté Solène David du Peninsula, qui accueille chaque année le Bal des débutantes. Malgré tout, ni les acteurs ni les observateurs du secteur n’ont l’air de douter de la capacité des établissements à rebondir. Le business a toujours fonctionné dans un monde globalisé, ouvert, en sachant que l’avenir est incertain et les périodes d’insécurité, récurrentes. «Aujourd’hui, tout le monde suppose que, dans cinq ans, la crise sera derrière nous, affirme Gwenola Donet. Prenez New York en 2001 : c’était l’apocalypse. Quinze ans plus tard, le tourisme affiche des performances record.» «On parle d’immobilier de premier rang dans une ville de premier rang», rappelle José Silva, le directeur général du George-V, pour qui l’offre hôtelière de luxe parisienne reste imbattable.

«Valeur refuge»

La capitale, qui peut compter sur des événements récurrents pour garantir un certain trafic (les Fashion Weeks, Roland-Garros, le salon du Bourget…), demeure une étape incontournable dans l’itinéraire du luxe européen. Et la motivation première des touristes des palaces, c’est le shopping. Surtout, ces hôtels ultra luxe ont les moyens de faire face à quelques années moins fastes. Le directeur du George-V s’enorgueillit même d’avoir versé un intéressement record à ses employés en 2016, année qui était pourtant «la plus difficile à Paris depuis trente-cinq ans». «On aurait pu fixer des objectifs difficiles, on ne l’a pas fait. On est là sur le long terme», assure José Silva.

Ceux pour qui la situation est sans doute la plus tendue sont les nouveaux palaces qui ont payé le prix fort pour acquérir les murs (plus de 300 millions d’euros pour le Peninsula, en plus des 430 millions de travaux). Mais «il y a une question d’image qui va au-delà des chiffres : on ne peut pas être une marque d’hôtels à l’échelle mondiale sans avoir une adresse à Paris», affirme José Silva. «Les investisseurs ne cherchent pas une rentabilité immédiate. Ils savent qu’à Paris, l’immobilier est une valeur refuge et que le système juridique est stable. Le prix des travaux n’est pas rationnel en soi, mais il l’est dans le cadre d’une approche sur du très long terme, voire plusieurs générations», analyse Gwenola Donet. «Certains palaces vont continuer à être extraordinaires tandis que ceux avec les poches moins profondes vont finir par baisser leur service et donc leurs prix», devise François Delahaye. L’avis du directeur général du Plaza Athénée est globalement partagé par les palaces historiques. Naturellement, aucun ne s’inclut dans la seconde catégorie. Question d’image.

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