«Maître Joureau, Maître Joureau !» Jérôme Pimot se lève en courant, à la poursuite de l’avocat qu’il guettait, assis sur un banc du conseil des prud’hommes de Paris. Fausse alerte, ce n’était pas lui. Il faudra attendre encore un moment, le temps pour ce coursier à vélo d’expliquer sa démarche. «Ce n’est pas pour l’argent, c’est par souci de justice, pour changer ce système», explique l’homme d’une quarantaine d’années, cintré dans une chemise grise. Le système en question : le secteur de la livraison à vélo. Foodora, Deliveroo, Take Eat Easy…, autant de noms d’entreprises inscrits sur le sac à dos des coursiers, de plus en plus nombreux à pédaler dans les grandes villes. Via une application mobile, ils sont mis en relation avec des restaurateurs. Le client paie quelques euros la course, le reste étant à la charge des restaurateurs.

Subtilité du business : les livreurs sont considérés comme des autoentrepreneurs prestataires, et non comme des salariés. Pas de congés payés, d’allocations en cas de chômage, d’assurance en cas d’accident et retraite plus faible donc.

Jérôme Pimot a commencé à livrer pour Tok Tok Tok il y a quatre ans. Un «service de livraison on-demand qui permet de se faire livrer, en moins d’une heure, les envies de son choix 24h/24 7j/7», explique le site de la société. Aujourd’hui il demande une requalification de son contrat en contrat de travail. Autrement dit, il veut faire reconnaître qu’il avait en réalité un statut de salarié, et non de travailleur indépendant. Pour cela, il doit prouver qu’il avait un lien de subordination vis-à-vis de Tok tok tok, c’est-à-dire qu’il bossait sous l’autorité d’un employeur, qui avait le pouvoir de donner des ordres, des directives, de contrôler son travail et de sanctionner.

Un mouvement politique au détriment du salariat

«Je me suis aperçu qu’on avait les mêmes contraintes qu’un salarié, sans la protection qui va avec. C’est là que j’ai découvert les prud’hommes», dit-il en souriant. C’était en 2014. «Entre-temps, il y a eu la loi Macron, la loi El Khomri… Tout un mouvement politique au détriment du salariat», explique celui que certains de ses collègues, ou plutôt de ses concurrents comme il le précise, appellent le cégétiste ou le communiste.

Après Tok Tok Tok, il est passé par Take Eat Easy et Foodora. «Je pensais qu’ils avaient des politiques différentes, mais non. Il y avait un flou juridique, ces boîtes se sont engouffrées dedans. J’essaie de remettre les choses dans l’ordre.» Il n’exclut pas, pour cela, d’assigner aux prud’hommes les deux autres entreprises pour lesquelles il a travaillé.

Soudain, Jérôme Pimot se redresse. «C’est Serge Allen, celui que j’attaque.» Dans ses pas, il se dirige vers l’ascenseur, direction la salle d’audience. Nader Ottman, un autre livreur, l’a rejoint. Quand la procédure a été lancée, ils étaient dix. Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois, les autres ayant réglé l’affaire à l’amiable, via une compensation financière. «Je me demande ce qu’ils vont dire, quels arguments ils vont avancer», s’interroge Nader Ottman en s’engouffrant dans la petite salle d’audience.

«Il y en a plein qui vont attaquer»

A l’intérieur, un homme prend des notes sur un grand cahier. Coursier également, il «vient voir pour se préparer». Son audience aura lieu en septembre, pour les mêmes faits. «Il y en a plein qui vont attaquer», prévient l’homme aux traits tirés. «Qu’est ce que je peux vous dire ?»Philippe, qui tient à raconter son histoire, cherche ses mots, l’air perdu. «C’est usant… Pendant 13 mois j’ai fait du 7 jours sur 7, puis je suis passé à 6. Ils nous appellent même quand on n’est plus connectés sur l’application: “J’ai une course pour toi.” Ce sont des formules qui font qu’on n’ose pas dire non.»

«Ils poussent les livreurs à aller plus vite», renchérit Jérôme Pimot. A tel point selon lui, que certains prennent des risques. En cas d’accident et d’arrêt de travail, ils n’ont d’ailleurs pas de compensation financière. «En mai 2015, je me suis blessé le poignet. J’ai envoyé un mail à Take Eat Easy pour leur signaler, ils m’ont dit bon rétablissement, c’est tout».

«La casquette !»

Alors que l’audience va s’ouvrir, Me Joureau, l’avocat de Jérôme Pimot, lui chuchote : «la casquette !». Celle, siglée Tok Tok Tok que le coursier devait porter, preuve selon son avocat, du fameux lien de subordination, qui sera la notion clé de l’audience. Pour démontrer ce lien, mis à part la casquette, l’avocat utilise plusieurs points du contrat : l’obligation d’utiliser la carte bleue de l’entreprise pour payer les commandes, l’interdiction de travailler pour la concurrence ou encore l’existence de sanctions… Il lit également la charte de l’entreprise : «avoir une attitude joviale, être courtois», montrer une «disponibilité sans faille et immédiate»… «Ce sont de faux travailleurs indépendants, de vrais salariés», conclut-il.

«Ces personnes ont dit oui. Chacun a eu ce qu’il voulait», affirme pour sa part l’avocate de la défense. A son tour de dresser la liste de tous les éléments qui prouvent selon elle, que les livreurs ne sont pas des salariés. Ils achètent eux-mêmes leur matériel, ne disposent pas d’adresses e-mail au nom de l’entreprise, n’ont pas de hiérarchie… Surtout, ils travaillent quand ils le souhaitent. «Imaginez un salarié qui dirait “cet après-midi je ne viens pas travailler”» lance-t-elle en montrant l’interface de l’application Tok Tok Tok. «Quand on leur propose une course, ils peuvent refuser». Serge Allen, le patron de l’entreprise, attentif tout au long de l’audience, tient à préciser quelques détails, du temps de refroidissement des hamburgers à la commission de 24% prélevées sur ce que gagnent les livreurs. «C’est le système Uber», souffle une conseillère. Décision le 20 juin.

Charlotte Belaich