Disney Cruise Line. Journal d’une femme de chambre à bord du Magic

Je m’appelle Virginie et j’ai été engagée comme femme de chambre à bord du Magic, l’un des deux bateaux de croisière de Disney, pour une durée de quatre mois. Le bateau partira le 1er juin mais j’ai commencé mon contrat, début avril, par deux mois de formation sur un bateau à quai dans le port de Venise. Voici quelques extraits de mon « journal de bord » :

Disney Cruise Line. Journal d’une femme de chambre à bord du Magic

 

Ce cas porte sur la culture d’entreprise, la gestion des ressources humaines et le management interculturel à travers le récit d’une femme de chambre employée sur le Magic, l’un des deux bateaux de Disney Cruise Line lors de la préparation et le déroulement de la première croisière Disney en 1998.

Disney Cruise Line. Journal d’une femme de chambre à bord du Magic

Fort de la réussite de ses parcs à thèmes, The Walt Disney Company (TWDC)1 a fondé en 1998 la filiale Disney Cruise Line2 (DCL). Celle-ci est située à Celebration, près d’Orlando, et offre des croisières dans les Bahamas au départ de la Floride, sous le signe du « merveilleux monde de Disney ». Ces croisières ont une durée qui varie entre trois jours et une semaine : le départ à bord du Wonder ou du Magic se fait de Port Canaveral à destination de Nassau (Bahamas), puis de Castaway Cay, une île (ancienne plaque tournante de la drogue avant d’être rachetée par Disney!) qui appartient entièrement à Disney. Même lorsque le bateau est à quai sur l’île, les « invités » (c’est le nom qu’on donne aux clients chez Disney) dorment toujours sur le bateau. À la suite d’une immense campagne dans le monde entier pour débaucher du personnel hôtelier et de croisière, c’est en juin 1998 que DCL lance sa première croisière. La clientèle n’est pas spécialement fortunée, plutôt familiale (beaucoup d’enfants). La croisière peut faire partie d’un forfait d’une semaine dans le parc DisneyWorld, avec des journées et des nuits d’hôtel. Le prix du forfait le plus bas est d’environ 700 $ US par personne (séjour dans le parc et croisière dans une cabine située sur le premier pont). On peut aussi choisir la croisière seule3.

Je m’appelle Virginie et j’ai été engagée comme femme de chambre à bord du Magic, l’un des deux bateaux de croisière de Disney, pour une durée de quatre mois. Le bateau partira le 1er juin mais j’ai commencé mon contrat, début avril, par deux mois de formation sur un bateau à quai dans le port de Venise. Voici quelques extraits de mon « journal de bord » :

2 avril

C’est parti pour deux mois de formation sur le métier de femme de chambre dans le merveilleux monde de Disney! J’ai l’immense avantage de faire partie des « postes à pourboire » parmi les « membres d’équipage » (ici, on ne parle pas d’employés ni de salariés, mais de « membres d’équipage » qui font partie d’un tout et forment une grande famille…). Et c’est bien pour les pourboires, d’ailleurs, que j’ai demandé ce poste, plus lourd que pratiquement tous les autres du point de vue des horaires et de la charge de travail. Car si le salaire fixe de femme de chambre est peu élevé, je vais en revanche toucher entre 2000 et 5000 $ US de pourboires par mois! En dehors des femmes de chambre (celles qui, comme moi, vont s’occuper des chambres des « invités », et non pas celles qui s’occupent des chambres du personnel et qui ne reçoivent aucun pourboire…), les autres postes à pourboire sont ceux des serveurs et des assistants serveurs. Les postes sans pourboire comprennent le personnel dédié aux enfants, les artistes chargés de divertir les « invités » (et qui ont de toute façon un salaire plutôt élevé et ne travaillent pas plus de 35 heures par semaine), les vendeurs des boutiques, les techniciens, les ingénieurs et les managers, ainsi que les membres des départements « Services aux invités » et « Bureau de l’équipage »4. Tout le monde porte un uniforme distinctif et un badge avec son identité (prénom et pays).

3 avril

Je viens de feuilleter le manuel d’instructions au sujet des contraintes vestimentaires de présentation sur le bateau. Ce sont les mêmes que partout ailleurs dans le monde de Disney5 : pas de barbe ni de moustache; bas obligatoires et de couleur chair pour les filles; chaussures réglementaires; une seule boucle d’oreille par oreille (de la taille d’une pièce de 5 cents maximum!) et uniquement pour les filles; piercing et tatouages apparents non autorisés; une seule bague autorisée par personne; maquillage naturel; coiffure nette; longueur réglementaire pour les ongles (la couleur du vernis doit être « classique » etc.). Je suis déjà habituée au « Disney look ». Je me rappelle qu’une fois, quand je travaillais à DisneyWorld, je m’étais fait des couettes. Mon manager m’avait aperçue et avait décrété que ce n’était pas conforme au « Disney look ». Mais peu après, alors que mon manager était toujours là, le chef-cuisinier Bocuse, qui jouit de beaucoup de prestige et qui passait par-là, m’avait lancé : « Oh! Mademoiselle, c’est très mignon! » Du coup, mon manager avait laissé mes couettes tranquilles!

Pour ce qui est des règles d’or du « service aux invités », ce sont les mêmes qui sont en vigueur dans les parcs Disney :

7 avril

Je ne compte déjà plus le nombre de choses que j’ai apprises en une semaine de formation! D’abord, je n’imaginais pas qu’il y en aurait autant à apprendre sur l’activité proprement dite d’une simple femme de chambre : comment préparer son chariot, comment faire un lit impeccable, comment nettoyer une salle de bain et disposer tous les accessoires à leur place exacte, comment « rafraîchir » une chambre, etc. Ils nous montrent tout jusqu’au moindre détail. Mais en plus de cet aspect « technique » du métier, une bonne partie des journées se passe aussi à participer à des activités de « team-building », soi-disant pour faire la connaissance de mon manager et de l’équipe. Là, je suis déjà en terrain connu, j’ai déjà dû passer par-là quand j’ai commencé à travailler à DisneyWorld il y a un an; alors je suis déjà complètement familière avec la « culture Disney ». En revanche, il y en a pas mal autour de moi qui n’ont jamais travaillé pour Disney auparavant. Ils viennent d’autres compagnies de croisière qui n’ont rien à voir avec Disney. Je les observe pendant les activités de « team-building ». J’ai l’impression qu’ils sont en train de vivre tout un choc culturel! En parlant de choc culturel, j’avoue que c’est vraiment stimulant de côtoyer 42 nationalités différentes. La majorité du personnel est jeune et célibataire, sauf les Philippins, les Jamaïcains et les Haïtiens qui sont généralement plus âgés. Ils ont souvent une famille dans leur pays à qui ils envoient régulièrement de l’argent. J’ai déjà sympathisé avec plusieurs personnes de mon âge. Il y a pas mal de Français parmi les serveurs.

9 avril

J’ai fait la connaissance d’Amy, celle qui va être mon manager direct sur le bateau et qui nous « coach » pendant nos deux mois de formation. C’est elle qui, en tant que manager, va nous attribuer nos chambres, superviser notre travail en circulant dans les couloirs, nous donner éventuellement un coup de main de temps en temps, vérifier la propreté des chambres, répondre aux demandes et au plaintes des « invités », et réaliser toutes sortes de tâches administratives qui sont le privilège des managers! Nous sommes une équipe de huit femmes de chambre à être sous la responsabilité d’Amy et je pense qu’on va très bien s’entendre avec elle.

20 avril

Il n’y a pas à dire, Venise n’est pas le pire endroit qu’on puisse imaginer pour cette formation! J’arrive à dégager pas mal de temps pour faire du tourisme; je commence à en avoir ma claque des activités de « team-building »! Mais la direction a l’air d’avoir fort à faire pour inculquer la culture maison aux nouveaux arrivants qui ne viennent pas de Disney. Visiblement, l’esprit « Disney » et la culture propre à la vie sur un bateau n’ont pas l’air si facile à concilier… Tous les règlements propres à Disney en matière de service à la clientèle doivent s’appliquer aux croisières. Bon, je n’ai pas le temps d’en raconter plus aujourd’hui, j’ai un musée à visiter!

Disney Cruise Line. Journal d’une femme de chambre à bord du Magic

3 mai

J’ai bien fait de profiter du premier mois de formation pour faire un peu de tourisme. Car depuis deux jours, c’est une autre histoire! Le Magic est bien arrivé, tout frais sorti d’un chantier naval italien, mais il reste d’énormes travaux de nettoyage à faire avant de pouvoir accueillir les premiers « invités ». Certains ouvriers vont même travailler aux finitions pendant le trajet Venise/Port Canaveral. Et à qui la direction a-t-elle demandé de faire ces énormes travaux de nettoyage? À nous! J’ai essayé de me plaindre, ainsi que beaucoup d’autres, arguant qu’on n’avait pas signé de contrat de récurage des sols, lessivage des murs, nettoyage à fond de toutes les pièces du bateau etc., mais en vain. L’ensemble des managers nous ont répliqué, avec force arguments au sujet du fameux « esprit d’équipe », qu’on formait tous une grande famille et qu’il fallait tous s’entraider. Ça fait donc trois jours que je passe à récurer toute la journée; je commence à avoir très hâte d’arriver au premier juin et de pouvoir enfin prendre la mer.

10 mai

Mais pourquoi n’ont-ils pas fait appel à une entreprise de nettoyage industriel pour nettoyer le bateau? J’ai l’impression qu’on n’arrivera jamais au bout de ce « grand ménage »! Le Magic est vraiment un gros bateau, mais je dois avouer qu’il est superbe. Il peut accueillir jusqu’à 2500 passagers dans des cabines de une à cinq personnes ou dans des suites, en plus des 900 membres d’équipage. Chaque deck (il y a 11 étages!) est réservé à certaines catégories de personnes : les decks A et B (sous la ligne de flottaison) sont exclusivement réservés aux « membres de l’équipage » (dont je fais partie). On trouve des cabines pour les « invités » à partir du deck 1. Plus on monte, plus les cabines sont luxueuses. Les « membres de l’équipage » situés plus hauts dans la hiérarchie sont au deck 2. J’ai déjà repéré le restaurant tout en haut, sur le deck 11. Malheureusement, je ne pourrai pas y manger : seuls les « invités » et les managers ont le droit d’y aller. La vue de là-haut est splendide! J’ai hérité d’une chambre sur le deck A que je partage avec Sandra, une autre femme de chambre que je ne connais pas (il était impossible de choisir avec qui on allait loger). On a une salle de bain pour quatre, ce qui n’est pas évident quand presque tout le monde se lave à peu près à la même heure à cause des horaires de travail!

25 mai

Je viens d’apprendre qu’Amy, mon manager direct, s’est désistée et ne travaillera pas pour DCL finalement. Après presque deux mois, elle a préféré retourner travailler dans le parc DisneyWorld. J’ai cru comprendre qu’elle pensait que tous les possibles dysfonctionnements liés à la mise en place du système Disney pendant la période de lancement des croisières allaient lui rendre la vie impossible. Dommage!

1er juin

Ça y est, le grand jour est arrivé! En dépit de l’aspect peu stimulant des dernières semaines (qu’on ne me parle plus jamais de « grand ménage »!), c’est assez excitant de faire partie du premier équipage d’un bateau et de la toute première croisière Disney! Nous partons d’Italie pour nous rendre à Port Canaveral en Floride. En fait, il s’agit d’une espèce de répétition générale, puisque le gros des passagers est constitué d’invités et de hauts responsables du groupe Disney. Toute une délégation de managers – appelée « task-force » – vient d’arriver avec la mission de veiller à la bonne mise en place du « système Disney » à bord. C’est une fois arrivé en Floride que l’on pourra accueillir les premiers « invités » de Disney World dont le forfait d’une semaine dans les parcs inclut quelques jours en bateau dans les Bahamas.

J’ai fait la connaissance de mon nouveau manager. Il s’appelle Sidhu et est d’origine philippine : il a l’air de prendre son statut de manager très au sérieux. Je regrette déjà Amy…

Nous avons tous assisté au lâcher de ballons au moment du départ en mer. Mais c’est exceptionnel. Je n’aurai évidemment pas l’occasion de participer aux activités qui sont proposées aux « invités » sur le bateau : spectacles Disney chaque soir, boîtes de nuit, bar jazz, théâtre d’improvisation, jeux pour les familles, etc6. Sans parler des activités aux moments des escales à Nassau et Castaway Cay : excursions, plongée sous-marine, etc. Ici, comme dans les parcs Disney dans lesquels j’ai déjà travaillé, le mot d’ordre explicite est de divertir les « invités » grâce au merveilleux monde de Disney. Le mot d’ordre implicite, cependant, est à peu près aussi clair : vendre des activités Disney, de la restauration Disney, des produits Disney offerts dans les boutiques, faire en sorte que les « invités » aient envie de consommer encore et encore un peu de ce « merveilleux monde »…

2 juin

Je viens de découvrir la fameuse piscine réservée aux « membres de l’équipage » qu’on nous a tant vantée pendant la formation. En fait, c’est une pataugeoire qui paraît d’autant plus minuscule que nous sommes 900 à vouloir y tremper les orteils à peu près en même temps7…

Je sens que ça ne va pas être l’amour fou entre mon manager et moi. Il a une façon de m’adresser la parole et d’aboyer ses ordres qui ne me plaît guère.

3 juin

Je commence à m’habituer à mon badge vert fluo, qui indique que je fais partie des catégories de personnel qui n’ont pas le droit d’aller dans les sections du bateau réservées aux « invités » (sauf pour y faire mon travail évidemment). Je dois le porter en tout temps, c’est-à-dire avec ou sans uniforme. Impossible de passer inaperçue avec ça : je me fais repérer très vite si je suis dans une « zone interdite » aux femmes de chambres!

J’ai appris que l’expérience professionnelle de Sidhu vient des bateaux et non des parcs Disney. Ça, c’était facile à deviner! Il a d’abord reçu beaucoup d’ordres lorsqu’il a occupé les postes les plus ingrats sur des bateaux, et c’est lui maintenant qui prend plaisir à en donner depuis qu’il est monté dans la hiérarchie. Visiblement il n’a jamais entendu parler de « management multiculturel », et le relationnel « tout sourire de Disney » semble très éloigné de ses considérations!

5 juin

Comme prévu, mes journées ne sont pas de tout repos. Je sens que je vais arriver au bout de mon contrat complètement épuisée, mais ça vaut la peine car les pourboires sont bons! Cependant, on est à mille lieux du petit film paradisiaque sur la vie à bord qu’on avait montré à tous les recrutés au début de notre formation… L’horaire de travail stipulé dans mon contrat est de dix heures par jour mais j’en fais souvent douze, et ce, sept jours sur sept. Mon manager m’a attribué une section de huit chambres; certaines collègues en ont jusqu’à quatorze, cela dépend du nombre de lits par chambre. En moyenne, chaque femme de chambre est en charge d’une quarantaine de lits. En général, armée dès 8 h de mon chariot de ménage, j’ai six heures devant moi pour faire les lits, ranger les chambres, nettoyer les salles de bain, remplacer les serviettes de bain et autres accessoires de toilette, vider les poubelles, passer l’aspirateur si nécessaire (enfin, si c’est vraiment nécessaire…), etc. Mais deux fois par semaine, les opérations débuteront à 5 h du matin : ce sont les journées d’embarquement et de débarquement, quand les clients arrivent ou s’en vont, et qu’il faut faire les chambres « en grand ». Des « cast members » de DisneyWorld viendront nous aider, à quai, lorsque ces journées de transition seront impossibles à gérer par le seul personnel de chambre du bateau. Après les joies du labeur matinal, je reprends mon service de 17 h à 21 h pour « rafraîchir » les chambres (ouvrir les lits, déposer des chocolats) et vérifier que la salle de bain n’a pas été transformée en capharnaüm en l’espace d’une après-midi. S’il s’agit d’une veille de départ, je distribue en plus des étiquettes à coller sur les valises qui seront enlevées le soir après 22 h sur le pas de chaque porte de cabine.

6 juin

Il y a des jours où c’est vraiment difficile de terminer le ménage de mes huit chambres avant 14 h. De 8 h à 14 h, j’ai six heures pour le faire, ce qui donne 45 minutes par chambre de cinq lits. En théorie, c’est tout à fait faisable. Le problème, c’est qu’il y a souvent des chambres auxquelles je n’ai pas accès au moment où je le voudrais parce que leurs occupants y sont encore et certains ont même accroché leur « DND » (Do Not Disturb) à la porte. Dans ces cas-là, il faut alors que j’essaye de m’arranger avec eux : leur proposer de passer à telle ou telle heure à leur convenance, ou leur demander s’ils ont besoin du service de chambre maintenant. Le tout avec le sourire bien entendu! En cas de DND, je décroche l’affichette de la poignée et je la place en équilibre au-dessus pour qu’elle tombe dès que la première personne de la cabine sort. Ça me permet de savoir qu’il y a au moins quelqu’un de levé et que je peux frapper à la porte pour négocier l’heure du ménage!

7 juin

Encore une journée à courir après les draps propres! Ça fait déjà plusieurs fois qu’il me manque des draps pour refaire les lits. J’ai osé me risquer jusqu’à la lingerie, mais j’ai eu un choc : le personnel est à 100 % chinois, ne parle aucune autre langue que le mandarin, à l’exception du manager qui sert d’interface avec la direction. Il s’agit d’une activité de sous-traitance et le monde de Disney ne descend pas aussi profondément dans le bateau! De toute manière, quand bien même je parlerais le mandarin, en théorie j’ai interdiction de m’exprimer dans une autre langue que l’anglais avec des collègues de travail. C’est uniquement pour satisfaire un « invité » que je suis autorisée à lui répondre dans sa langue si je la connais.

8 juin

Je me suis livrée à une petite enquête au sujet des draps. Il semble que, d’une part, la capacité de la lingerie du bateau soit insuffisante et, d’autre part, il existe aussi un problème au niveau de la quantité de draps propres livrés à terre à chaque nouvelle croisière, en fonction du nombre de passagers supplémentaires…

9 juin

J’ai parlé du problème de pénurie de draps à mon manager. Bien entendu, il ne veut rien savoir. Je suppose qu’il n’en parle même pas aux deux niveaux supérieurs de hiérarchie. Il commence vraiment à m’énerver, avec ses airs supérieurs et son désintérêt total de ce qu’on peut lui dire. En attendant, il va falloir que je me débrouille autrement pour l’histoire des draps.

10 juin

Vive le système D! Je me suis résolue à faire des réserves de draps afin de ne plus avoir à courir après. Je cache, quand je le peux, quelques draps dans ma chambre, afin de n’être jamais prise au dépourvu, d’autant plus que j’ai constaté que certains collègues indélicats qui manquent de draps n’hésitent pas à se servir sur le chariot du voisin. Le problème, c’est l’interdiction de cacher quoi que ce soit dans sa chambre. Et il y a malheureusement des inspections des chambres des « membres de l’équipage » par le service de Sécurité environ une fois par semaine, pour vérifier qu’aucune drogue ni boisson alcoolisée n’y sont cachées (un comité peut aussi exiger des prises de sang et analyses d’urine, au hasard), mais aussi que la cabine est bien rangée, qu’on n’y fume pas, qu’on n’y allume pas de bougies (pour des raisons de sécurité), etc. Si des draps sont découverts lors de cette inspection, la personne qui les a cachés peut recevoir un avertissement et, en théorie, trois avertissements mènent au renvoi. Ici, certains managers sont plutôt prompts à vous annoncer « Vous êtes viré! », surtout s’ils ont un compte à régler avec vous. L’heure est rarement à la discussion. Dans ces cas-là, après avoir vu le capitaine pour récupérer votre passeport, vous êtes débarqué sans autre forme de procès et renvoyé chez vous par le premier avion. Je m’arrange donc pour ne jamais laisser les draps dans ma chambre quand j’apprends qu’une visite est prévue : je mets tous les draps sur mon chariot et je reste à côté pour les surveiller!

11 juin

Bon, j’ai réussi à me concocter des horaires à ma mesure concernant les heures de repas. Normalement, je n’ai pas le droit de manger pendant les heures de travail (8 h-14 h et 17 h-21 h). Mais dîner vers 14 h 30 et souper à 21 h 30, ça ne me convient pas du tout! De plus, je tiens à conserver la plage horaire de 14 h-17 h à des fins de détente. J’ai fait jouer mes relations et je mange ainsi la plupart du temps à des heures raisonnables, en compagnie d’un ancien manager français de Disneyland Paris. Je fais d’ailleurs d’une pierre deux coups : non seulement je mange aux heures qui me conviennent mais, en plus, j’échappe à la cantine de temps en temps! Normalement, je devrais prendre tous mes repas dans une cantine distincte du mess des officiers. Je me rends compte de plus en plus qu’on est d’abord et avant tout sur un bateau : la hiérarchie est très forte. Mais je déteste cette cantine : l’ambiance est fatigante; trois TV diffusent des programmes différents simultanément et en permanence, les petites tables sont prises d’assaut et il ne reste que les longues tablées peu propices aux conversations tranquilles, et ainsi de suite. Voilà pourquoi je préfère aller au mess des officiers, même si l’entrée leur est normalement strictement réservée. Comme c’est le tout début des croisières Disney, on sent bien que les choses ne sont pas encore totalement rodées et qu’il y a un peu de flottement dans les règlements. Alors j’en profite, car ça ne va pas durer! Mon manager est sûrement au courant de mon système D, mais comme il n’a rien à me reprocher par ailleurs, il ne bronche pas.

12 juin

J’ai fait grève! Non, ce n’est pas une blague, et ce n’est pas non plus pour faire honneur à une tradition qui est mondialement reconnue aux Français! C’est le seul moyen qu’on a trouvé, une collègue française et moi, pour alerter les managers d’en haut sur le comportement de Sidhu, notre manager direct. On veut qu’il arrête de nous traiter comme des moins que rien. Il ne sait pas s’adresser à nous autrement qu’en aboyant des ordres, parfois tout à fait contestables d’ailleurs sur le plan opérationnel, sans jamais vouloir écouter ni répondre à nos questions, ni apporter de solutions à nos problèmes quand nous en avons, même pendant la réunion hebdomadaire qui devrait pourtant servir à ça! Ce n’est jamais le moment. Il a, certes, reçu une formation Disney de deux mois en Floride, mais apparemment, c’est sa « culture bateau » qui l’emporte. À part deux collègues originaires d’Europe de l’Est qui ont refusé de participer, par peur du renvoi (j’ai bien l’impression que tout le personnel qui vient de ces pays-là, sur le bateau, est nettement marqué par une « culture de l’obéissance »), nous avons été six de France, du Canada et des États-Unis, à demander que les choses changent. J’étais sûre que l’on ne renverrait pas toute une équipe de femmes de chambre quelques jours après le départ d’une croisière : qui aurait fait nos 320 lits? Et puis, nous avions presque toutes déjà travaillé dans les parcs, sans avoir jamais reçu de motif de plainte (malgré le règlement particulièrement contraignant dans les parcs mais qui, rétrospectivement, me paraît bien plus supportable que la vie à bord). Nous nous sommes donc adressées à l’une des membres de la fameuse « task force » venue implanter le modèle Disney à bord et qui nous a semblé à même de pouvoir comprendre et gérer la situation. Elle nous a tous immédiatement réunis. Nous avons été invitées à faire part de nos griefs à Sidhu, qui semblait a priori plutôt irrité qu’intéressé. Toutefois, voyant que la médiatrice ne le mettait pas en cause directement, il a laissé filer la discussion sans intervenir. Pour la médiatrice, 100 % américaine et 100 % Disney, il était primordial de désamorcer le conflit à 200 %! Elle a donc insisté sur la phase d’adaptation que représentait cette première série de croisières, ajoutant que les managers avaient fort à faire avec les réclamations des clients – lesquels ont des sources d’insatisfaction légitimes parce que tout ne fonctionne pas encore parfaitement. Ces premières croisières sont comme des répétitions générales pendant lesquelles il faut roder l’équipement, valider le système de gestion informatisée de la clientèle (les entrées et les sorties), s’occuper des bagages égarés et des attributions de chambres erronées, et ainsi de suite. Comme tout est bien qui finit bien dans le monde magique de Disney, la médiatrice nous a demandé, pour conclure, de faire la bise à Sidhu! Incroyable! J’ai refusé en arguant que nous nous étions exprimées mais que rien n’était concrètement réglé. En vain! L’incident a été déclaré clos. Le tout a duré une heure, instaurant un léger retard dans le ménage qu’aucun des clients n’a jamais eu le temps de soupçonner. Mais au moins, Sidhu s’est rendu compte qu’on ne se laisserait plus faire. J’espère que ça va l’inciter à nous ficher la paix.

15 juin

Le système D continue! Non seulement je vais régulièrement manger au mess des officiers plutôt qu’à ma cantine, mais dorénavant je réussis aussi à manger souvent au restaurant! Comme tous les lieux de divertissement (spectacles, piscines, salle de gym, etc.), ils sont normalement réservés uniquement aux passagers et aux managers, mais on peut s’y faire inviter. J’ai sympathisé avec la secrétaire des managers qui distribue les cartons d’invitation, et j’en bénéficie régulièrement. La vie est quand même bien plus agréable avec ces passe-droits!

C’est le statu quo avec Sidhu. Il se désintéresse maintenant totalement de notre équipe et nous, nous allons chercher ailleurs le soutien technique dont nous avons besoin de temps à autre : par exemple trouver de l’équipement (devoir changer un matelas en plein milieu d’une croisière…), ou orienter un client insatisfait vers la bonne personne des « Guest services » (certains clients ont tendance à être souvent insatisfaits parce que, chez Disney, c’est un moyen d’obtenir facilement un cadeau de dédommagement. Ce système de « guest complain » est un grand classique de Disney. Certains en abusent, mais… le client est roi!).

18 juin

Je viens d’avoir une grande conversation avec Sandra, ma « coloc ». Elle a eu un léger accrochage avec un « invité » qui ne voulait pas la laisser rentrer pour faire le ménage dans sa cabine, et elle commence à se lasser de devoir toujours sourire tout le temps aux clients, même lorsqu’ils se montrent désagréables! Pour moi, sourire est devenu une seconde nature depuis plus d’un an que je travaille chez Disney. Sur le bateau comme dans les parcs, il faut toujours sourire aux clients. Dès que je sors de ma cabine le matin et que j’empoigne mon chariot pour faire le ménage dans la première chambre, c’est automatique : j’affiche aussitôt un large sourire! Un « invité » a le droit de se plaindre qu’un « membre de l’équipage » ne sourit pas ou pas assez, et l’« invité » a toujours raison…

20 juin

On a encore eu droit à des activités de « team-building » organisée par la « task-force ». Je ne suis pas la seule à être devenue complètement réfractaire à ce genre d’activités, à force d’en faire et d’en refaire. Tous les membres de l’équipe en ont assez. C’est une chose que de travailler ensemble 12 heures par jour. C’en est une autre que de passer son temps libre, déjà compté, avec ces mêmes personnes, sous prétexte de développer un « esprit d’équipe »! De toute façon, l’esprit d’équipe dépend beaucoup de l’attitude du manager direct. Autant dire que dans mon cas, ce n’est pas fameux… Ce n’est pas nous qui devrions faire des activités de « team-building », c’est lui qui en aurait bien besoin!

24 juin

Je m’entends bien avec Sandra, mais sans plus. Maintenant que j’ai sympathisé avec plusieurs autres femmes de chambre, je préfèrerais nettement partager ma cabine avec l’une d’elles, mais ce n’est malheureusement pas possible. Ce n’est pas que je n’aime pas Sandra, mais on n’a pas du tout les mêmes habitudes de vie. En fait, les gens se regroupent et sympathisent selon qu’ils partagent ou non les mêmes intérêts : par exemple, ceux qui ont tendance à boire et à faire la fête se mêlent peu à ceux qui sont plus sobres et plus sages; ceux qui ont tendance à vouloir « cruiser » et à passer leur nuit à autre chose que dormir supportent mal les autres, etc. C’est un peu le problème que j’ai avec Sandra : à deux reprises, il a fallu que je quitte la cabine une bonne heure pendant mon temps de repos de l’après-midi pour lui permettre de batifoler avec un gars des « Services aux invités » qui lui a tapé dans l’œil… C’est difficile d’avoir une vie privée sur le bateau!

Disney Cruise Line. Journal d’une femme de chambre à bord du Magic

2 juillet

Les affaires marchent. Après un mois sur le bateau, j’ai déjà réussi à engranger 4000 $ de pourboires. Je sais m’y prendre avec les « invités ». Je force un peu mon accent français qu’ils trouvent si mignon, et je glisse discrètement au détour d’une conversation que je travaille dur sur ce bateau afin de pouvoir me payer des études supérieures en gestion (ce qui est vrai, d’ailleurs). Les pourboires sont versés en argent comptant une fois par semaine par une personne du « Bureau de l’équipage ». À la fin de leur séjour, les « invités » doivent laisser quatre enveloppes de pourboires : une pour le maître d’hôtel, une pour le serveur, une pour l’assistant serveur et une pour la femme de chambre. Mais il arrive aussi que certains clients donnent en plus directement des pièces à une femme de chambre ou à des employés des « Services aux invités ». Normalement, dans ces cas-là, on doit remettre cet argent aux managers (qui l’utilisent pour organiser une fête des employés à la fin des contrats). En réalité, on en garde souvent une bonne partie et on remet le solde aux managers! Les « invités » remplissent aussi une fiche d’évaluation et peuvent citer les noms des membres de l’équipage dont ils ont, ou non, apprécié le travail. Si l’on est souvent cité comme ayant été particulièrement apprécié, on est récompensé par le manager devant tout le monde. Mais les récompenses sont toujours en nature et 100 % Disney : par exemple, la récompense peut consister en une activité de plongée sous-marine sur l’île lors d’une excursion, ou en une nuit dans une suite sur le bateau, ou en une invitation au restaurant, et ainsi de suite.

4 juillet

Les potins vont bon train parmi mon équipe ce matin. Il paraît que Bruce, un des serveurs que tout le monde connaît tellement il est charmant, a encore eu une petite aventure avec une charmante « invitée »! Officiellement, les « relations » entre membres de l’équipage et clients sont interdites, mais rien n’est écrit noir sur blanc et il se passe beaucoup de choses officieusement! Le tout est de faire en sorte que le manager ne sache rien ou qu’il accepte de fermer les yeux…

6 juillet

Que d’émotions! Nous avons eu droit à une tempête qui a duré toute la journée d’hier et toute la nuit! Une queue de cyclone en pleins Bahamas! Bon, ce n’était rien de vraiment grave, mais il y a quand même des « invités » (et des membres de l’équipage) qui ont eu une couleur verdâtre toute la journée! J’avais l’impression d’être sur le Titanic!

10 juillet

J’ai sympathisé avec un gars qui a travaillé plusieurs années comme serveur sur des bateaux de croisière. Il me raconte des histoires incroyables à propos de certaines pratiques courantes sur les bateaux. Par exemple, le personnel de cuisine à la plonge, pour gagner un peu plus d’argent car il est sous-payé, rationne souvent les couverts! Les serveurs doivent « acheter » aux plongeurs les couverts manquants que réclament les clients, afin de ne pas risquer de mécontenter les clients et donc de ne pas avoir de pourboire. Pour le moment, ce genre de pratique n’existe pas sur les bateaux Disney. En tout cas, pas encore!

20 juillet

La tempête d’il y a deux semaines a eu des répercussions inattendues. Trois personnes viennent d’être renvoyées. Durant la tempête, un numéro de téléphone gratuit a été mis à la disposition des « invités » uniquement pour rassurer leurs familles à terre. Mais certains employés des « Services aux invités » ont utilisé ce numéro à des fins personnelles et une fille a transmis le numéro à un type d’un autre service qui, lui, l’a refilé à tout son service. La facture téléphonique énorme a attiré l’attention. Les managers ont fait leur petite enquête et on vient d’apprendre que la fille vient d’être renvoyée. Elle a dénoncé deux autres personnes qui ont subi le même sort. Les personnes renvoyées sont accompagnées d’une personne de la sécurité pour aller voir le Capitaine, si elles le souhaitent. Ensuite elles ont deux heures pour faire leurs bagages. Puis elles sont débarquées à Nassau, ramenées en avion sur terre et retournée chez elles.

30 juillet

Ça y est, mon contrat est bouclé! Malgré quelques problèmes, l’ambiance a été plutôt sympathique et, surtout, je me suis ramassée un petit pécule grâce aux pourboires que j’ai accumulés depuis deux mois. Mais je ne veux pas renouveler mon contrat de femme de chambre. En revanche, j’ai demandé à rester sur le bateau et à migrer vers les « Services aux invités » qui offrent de nombreux avantages, notamment celui d’être assimilé aux officiers de bord et d’avoir 35 % de réduction sur les produits Disney (contre seulement 20 % aux postes subalternes). Surtout, je veux un travail moins ingrat que celui de femme de chambre, tout en conservant un poste à pourboires (je refuse d’occuper un poste de management, même si le premier échelon ne requiert aucune formation spécifique ni diplôme particulier – rien que de l’expérience à bord d’un bateau). Je suis une des rares venant de Disney qui envisage de continuer à travailler sur un bateau quelques mois. Après une première expérience sur un bateau, beaucoup des personnes qui travaillaient auparavant dans les parcs Disney préfèrent y retourner, parce que la vie y est moins contraignante et plus « glamour » que sur un bateau. Petit à petit, ce sont les gens qui ont toujours travaillé sur des bateaux qui prennent le dessus chez DCL par rapport aux personnes venant de Disney.

L’aventure continue!

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